Philo ce matin, de huit heures à Medhi

Philo ce matin, de huit heures à Medhi

salle_classe_vide[1]

  • Huit heures. Je barbouille ce matin, en salle 6, face à  la jeunesse qui planche, dans les marges d’un texte de Karl Marx  soumis à leur discernement, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Le voici :

« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. C’est-à-dire que la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’à l’homme qui ne s’est pas encore atteint lui-même, ou bien s’est reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantasmagorique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc lutter contre le monde dont la religion est l’arôme spirituel. »

  • Comment blâmer cet élève de terminale – il s’appelle Medhi – qui commence par un exemple concret pris dans le monde afin d’illustrer son propos puisque « l’homme, c’est le monde de l’homme «  ? Il se trouve que Medhi, en ce matin brumeux, s’est levé tôt pour acheter le Canard enchaîné. Déposé de bonne heure devant le lycée, il a même eu le temps de lire quelques articles dont celui-ci « comment les salafistes avancent mosquées ».
  • Medhi, bien qu’il ne mette pas ce trait en avant sur sa page Facebook sous peine de passer pour un bouffon (équivalent laïque de kouffar, mécréant), apprécie particulièrement les jeux de mots du Canard enchaîné et n’hésite pas à en faire lui-même : partir en Coran, Coran alternatif. Son chef d’oeuvre incontestable : M. Pocoran. Bref, Medhi, en dépit de son jeune âge, ne sous-estime pas les capacités poétiques et subversives du français, ce que reflète pourtant assez mal sa moyenne générale lourdement plombée par les mathématiques et l’anglais.
  • Rusé, après une première lecture du texte, il se dit qu’il serait tout de même curieux de faire une interprétation abstraite d’un texte qui situe le problème de la religieux dans le monde de l’homme, autrement dit le sien. Medhi avait d’ailleurs eu, il y a quelques semaines, une discussion enflammée avec son professeur de philosophie, moi-même pour ne pas le nommer. Il expliquait à ce dernier que quand il lisait « homme » dans un texte de philosophie, il pensait à lui. Il avait même trouvé sur Internet un philosophe du nom de Stirner qui confortait son idée. Se savoir stirnerien lui procurait un sentiment de puissance évident. Ce réflexe de lecture – ecce homo Medhi – lui aurait même évité quelques gros contresens. Il décida par conséquent de faire l’explication en suivant ce principe.
  • Le début du texte de Marx sonnait étrangement à ses oreilles. En somme, Karl Marx écrivait qu’aller à la mosquée revenait à se « reperdre » . Le philosophe savait donc mieux que lui ce qu’il était en train de faire au moment où il le faisait : se perdre une seconde fois. D’où Karl Marx tirait-il ce savoir ? La conclusion s’imposa d’elle-même : Marx développe une conception abstraite de la religion. Le même qui écrivait « l’homme n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde », envisageait abstraitement la religion comme une idée tombée du ciel.  Medhi sentait qu’il commençait à philosopher. Tu te perds dans le Coran ? Un Marx et ça repart, gribouilla-t-il sur un coin de feuille. Non, Marx ou crève est meilleur.
  • Une phrase lui posa vite problème : « La religion est la réalisation fantasmagorique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. » Dire que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable, n’est-ce pas là une fantasmagorie de plus, une invention qui n’a pas plus de chance d’être fondée que la thèse contraire. L’essence d’une chose, n’est-ce pas aussi sa définition ? Ce qu’elle est en propre ? En gros, si l’on suit Marx, dès que je cherche à définir l’homme essentiellement, je suis enclin au délire. L’homme est l’être indéfinissable par définition ! C’est délirant, médit Medhi dans sa barbe de quatre jours et demi. Il commença à rédiger une liste sur sa feuille : je vous prie de ne pas prier, penser par vous mêmes avec le cours, philosopher c’est se moquer de la philosophie. La dernière n’était pas de lui mais impossible d’en retrouver l’auteur.
  • L’expression « point d’honneur spiritualiste » lui plut. Mais dit, qu’est-ce qui ne l’est pas? L’honneur, c’est forcément une question d’esprit et le point d’honneur une façon de dire qu’il existe un code d’honneur avec lequel on ne transige pas, à la mosquée ou avec Kate Moss. Il est hors de question que je rende cette copie, se dit Medhi. Trop de traits d’esprit, trop de points d’honneur. Un vrai Coran d’air, conclut-il sans trop y croire.
  • Medhi ! On rend les copies.

Laisser un commentaire