« Paris est une fête »

« Paris est une fête »

  • Et si les tueurs avaient frappé Morlaix, Périgueux ou Lons-le-Saunier ? Aurait-on joué Imagine sous le viaduc ? Illuminé la tour de Vesone ? Pondu un symbole anarchiste avec la vache qui rit ? L’esprit de Paris, le bonheur à Paris, Paris l’insoumise, Paris la bohème, Paris la frondeuse, Paris est une fête. Ce n’est tout de même pas parce que j’aurais pu me faire froidement abattre en buvant un verre en terrasse avec toi, mon ami lecteur, que nous sommes obligés d’avaler cette purge sans broncher. Seuls les touristes qui n’ont jamais vécus à Paris peuvent gober de telles sottises. Il est tout de même fâcheux que les symboles du recueillement, que les mots choisis pour décrire la cible de ce massacre sonnent creux. Non, Paris ne saigne pas, pas plus que la tour Eiffel ou le Moulin rouge. Si des capitales sont visées par le terrorisme – Paris après d’autres – et pas des sous-préfectures paumées c’est qu’il existe aujourd’hui  une véritable mythologie mondialisée de ces villes. Combien de voyageurs worldiques connaissent Budapest ? Combien de ceux-là sont passés par Komarno ? Combien de voyageurs cosmopolites s’entassent à Temple Bar à Dublin ? Combien de ceux-là à Tralee ou Ennis ? Combien à Londres, Madrid ou Bruxelles ? Combien de ceux-là à Saint Ives, à Cordoue, à Leuven ? Dans cette mythologie urbaine – chaque capitale mondialisée vend ses symboles de bonheur, d’épanouissement et de joie de vivre commercialisables à l’infini – Paris occupe sans conteste la palme d’or mondiale du grand délire.

  •  « Paris est une fête » ! Le livre d’Ernest Hemingway en tête des ventes, devant le dernier Astérix, quelques jours après les attentats. Le Paris des années 20 cent ans après fait le buzz. Hemingway au milieu des bougies. Tout est dans le symbole me direz-vous. Place de la République, au sol, le titre sonne pourtant creux, comme ce symbole ridicule, mélange d’anarchie et de tour Eiffel. Je propose d’ailleurs à la mairie de Troyes de s’inspirer de telles hybrides. Sur le fronton de l’hôtel de ville, non plus  « liberté, égalité, fraternité ou la mort » mais « liberté, égalité, fraternité et andouillette. » Ou bien le viaduc de Morlaix en forme de smiley. Pour qui Paris est une fête ? Question autrement plus sérieuse. Pour le banlieusard qui vend des cosmétiques à des chinoises au BHV ? Pour le professeur de français au collège Simone de Beauvoir qui après quelques années de bons et loyaux services à la fâcheuse impression de n’être qu’une pauvre merde ? Pour cet étudiant salarié fauché qui vit comme un rat au septième dans le septième ? Pour cet enfant qui carbure à la Ventoline intensive les jours de ciel bas ?

  • Le nazillon loufoque Abaaoud qui se qualifiait lui-même de « touriste terroriste » – même Philippe Muray n’a pas osé – y croyait-il aussi ? L’alternative n’est pas Homo festivus contre djihadistes mais bien tourisme contre terrorisme, tout en sachant que le touriste d’un jour peut être le terroriste du lendemain. A qui s’adresse cette phrase « Paris est une fête » ? Au touriste terroriste pour le ramener à la raison touristique ? Au terroriste touriste pour lui dire de ne surtout rien changer ? Au touriste terrorisé pour que la fête continue ?

  • Si je devais quantifier ma peur, lui faire une petite échelle, il est évident que la crainte de sombrer mentalement dans un océan de signes abrutissants, dans l’impératif planétaire du tourisme militarisé, de finir ahuri et ravagé mentalement par le matraquage incessant des mêmes sottises, cette pride insensée du creux sur du vide, est nettement supérieure à celle de me faire abattre comme un chien à la terrasse d’un café. Vais-je ressortir mon vieux cours sur Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave ? Peut-être. Celui qui a peur de la mort est dominé par celui qui ne la craint pas. Ou un corolaire direct : vivre en tant qu’homme c’est accepter de mourir en tant qu’homme. Philippe Muray, auquel Abaaoud a rendu hommage avec son « tourisme terroriste », ironisait souvent sur le principal avantage de vivre en ces temps-là, celui de ne rien regretter au moment de les quitter. La crainte de ne pouvoir me défaire de cet avantage-là est sans commune mesure avec celle qu’on nous martèle quotidiennement. La peur de ne pas mourir en tant qu’homme mais en tant que signe, logo ou Tour Eiffel.

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