Libre pour rien
- Il y a plus de cinquante ans, à la parution du premier numéro d’Hara-Kiri, une liberté de ton et de style restait à conquérir, le conformisme n’avait pas encore ingurgité la prodigieuse débauche de signes de l’insoumission et de la révolte. Il restait des territoires en friche et la différence pouvait encore se dire en faisant jouer un signe contre un autre, par des détournements symboliques inventifs. Mécaniquement, il y avait encore du jeu dans la machine et des degrés de liberté dans les rouages. Nous n’en sommes plus là. La saturation de tous les genres, en empêchant la différenciation, accouche d’une forme de censure inédite. Chaque agent déniaisé, armé jusqu’aux dents, la porte dans le rétiaire de son esprit. La liberté s’efface au seul profit d’une affirmation du moi, d’autant plus bête et pathétique qu’elle se targue d’incarner les plus grands idéaux. Dans un univers mental éduqué et structuré, la destruction des dogmes avait encore un sens. Elle n’en a plus dans un champ de ruines. Elle devient une affirmation vide, une confirmation de soi qui n’a rien à dépasser. Quelle gloire à prendre une forteresse devenue avec le temps un gros tas de gravats ?
- Les adversaires, agiles et décomplexés, ont à leur disposition mille ruses et dix mille esquives. L’ampleur de l’arsenal défensif oblige à porter les coups, puis à entrer dans une guerre positionnelle complexe. La lutte contre les consciences armées ne peut se faire en échangeant des « cher collègue » et des « cordialement ». L’affrontement est devenu souterrain, clandestin en somme. Il a ses codes de connivence, tout un cryptage. Ne pas se livrer trop tôt, effacer les dernières lueurs de réalisme manifeste pour tenter d’attaquer à partir d’un réalisme caché, plus secret, dissimulé dans une volée d’épithètes. Savoir réinventer une forme de clandestinité des idées dans un univers impudique et obscène d’expressivité intégrale. Creuser des galeries dans un magma d’évidences, ne pas céder aux chantages de la vulgarisation, aux intimidations pédagogiques et simplificatrices, ces nouvelles formes de censure et de domestication intellectuelle. Se faire connaître des intéressés tout en se dissimulant aux yeux de la multitude, principe d’économie et d’efficacité. Accepter de n’être pas lu, de perdre en lisibilité collective pour intensifier le faisceau corrosif sur la tête de ceux qui savent encore lire.
- L’idéal serait de parvenir à des formes critiques séduisantes et cruelles. Celui qui est visé pourrait même en tirer une petite jouissance textuelle masochiste. Etant donné que l’appareil pulsionnel de l’homme nouveau n’est pas forcément un modèle de santé psychique, parions qu’il aime aussi se contempler dans le miroir de sa critique. N’oublions pas que le nano-cynique adapté est aussi le premier à mépriser, secrètement, loin des caméras, tous les médiocres qui l’encensent pour de mauvaises raisons. Sa dimension sado-masochiste – oui je suis nul et faible mais c’est tout moi ça – ne doit pas être sous-estimée. Elle est même essentielle pour comprendre l’excitation, un peu malsaine, que ne manquent pas de susciter les écrivains les plus en vue dans ce domaine, les humoristes trash et les mondaines émancipées. Le cynique à la mode se dit vide et creux, inconsistant et volatile mais il ne le sait pas encore. Il n’a pas le verbe de son dire. C’est cela qu’il faut que je lui offre sur un plateau. Non pas sa tête, il me la donne déjà, mais son dire transfiguré par un verbe dont il n’est pas capable. Il manque de force pour cela ; la vie lui fait défaut.
- « Un des signes les plus nets de l’intelligence critique est l’incapacité d’un nombre croissant de contemporains à imaginer une figure de l’avenir qui soit autre chose que la simple amplification du présent » (Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion) Cette idée de Michéa me paraît incomplète. Plus profonde est cette autre question : qu’est-ce qui m’empêche d’imaginer une semblable figure de l’avenir ? Une aliénation ? Une adaptation ? Une coupable résignation ? Une secrète impuissance ? Ou la conscience aiguë et angoissante que l’homme est arrivé au bout de lui-même, au bout de ce qu’il pouvait, au bout de son chemin ? Perché à côté d’autres, dans le meilleur des cas, mais incapable de faire mieux, de faire autrement. Cette conscience ne me vient pas du ciel mais des efforts auxquels je dois consentir pour échapper un peu à la domination des miroirs.
- Mais l’homme est liberté, me répondrait Jean-Claude Michéa, la liberté est infinie, l’infini n’est pas totalisable donc tout n’est pas foutu. J’ose une autre hypothèse. Supposons que l’homme soit réellement fini, qu’il soit parvenu à un stade ultime de son évolution. Ultime, au double sens de terminal et de maximal. Ultime et suffisant. Ce que j’appelle la cyniformisation des hommes ne serait qu’un immense processus de civilisation cherchant à conjurer l’impossibilité d’aller au-delà.
- Victor Hugo se décrivait comme un homme qui pensait à autre chose. La réalisation intégrale du monde abolit cet ailleurs, referme l’horizon sur des réseaux fonctionnels tautologiques, l’identique se reproduisant sans limite et sans fin. Ce qu’il reste de l’esprit une fois pris au piège ? Une grimace pour ne pas perdre totalement la face dans ce cul-de-sac. A défaut d’autre chose, le rictus glacial du même et les clins d’œil épuisés de la connivence. Oui, c’est vrai, tout cela est faible, tout ceci est moche et mal pensé, vulgaire et bas, médiocre et obscène, sans issues, mais nous sommes ainsi, nous en sommes arrivés là et ce n’est pas si mal.
- Nos bons critiques cherchent à se convaincre que l’homme n’est pas fini, qu’il faut encore y croire, que tout n’est pas foutu, que ce n’est pas le bout. Ils se mettent à rêver à la fin du cauchemar. C’est aussi pour cette raison que Jean-Claude Michéa écrit : « Ce que nous avons désappris à savoir, en somme, c’est qu’une civilisation peut être mortelle. Il est vrai que c’est là un savoir très lourd, dont beaucoup préféreraient être divertis. » Notre civilisation devrait être mortelle, car il est impensable que l’homme puisse être fini. Etrange leçon. Bien plus lourde est cette autre hypothèse : et si l’homme s’était enfin réalisé ?
- Avons-nous d’autres choix que celui de parier sur un réveil de l’homme, un sursaut ? A la vaine tentative de répondre à cette question psychologique – optimisme, pessimisme, niaiserie sont des intimes – je préfère me tourner vers le type d’homme qui sonnera le tocsin : montrez-moi un homme qui s’est guéri lui-même, que pense-t-il, que laissera-t-il, quelles sont ses œuvres et ses idées, montrez-moi la nature de son ailleurs et de ses utopies ? Cet homme, nous le sommes tous à condition de le vouloir. Le vouloir ? Mais de quoi parles-tu. Je veux simplement être heureux et profiter de la vie. Avoir quelques succès en attendant la mort.
- Il n’y a pas si longtemps il existait encore des hommes pour porter de telles choses sur la place publique, pour les formuler, les écrire et les penser. Haut et fort. Ces hommes ne sont pas tous morts mais ils se terrent, n’ont pas droit aux chapitres ni aux devantures des marchands de livres et de biens culturels. Ils ont cédé la place. Si on les tolèrent marginalement, non sans résistance d’ailleurs, ils ont tôt fait d’être convoqué sur les terrains de l’insignifiance : la connivence du même sous les néons. Divertissez-nous, vous le réac, vous l’atrabilaire, vous le mécontent. Nous vous laissons un moment de parole avec un strapontin dans un coin de la salle. La formulation du problème n’inquiète plus personne. Tenez, voici votre micro. Toujours en vie dans le cul-de-sac de l’homme, avons-nous d’autre choix que celui de devenir la conscience fantomale de ces robots ?