L’horizon indépassable de la violence
- L’AFP, notre Pythie contemporaine, nous informe que le monde a connu une hausse spectaculaire du nombre de personnes tuées par des attaques terroristes. 81% en plus, soyons précis. Le texte ajoute ceci : « le « terrorisme » est défini juridiquement par le gouvernement américain comme un acte « de violence prémédité, aux mobiles politiques, perpétré par des groupes sous-nationaux ou des agents clandestins, contre des cibles non combattantes ». Cette définition exclut par principe toute possibilité d’un « terrorisme d’Etat ». Aucun Etat n’est terroriste par principe. Ce qui explique sûrement les incertitudes quant à la nomination « Etat islamique ». La formule « groupe Etat islamique » aurait pour fonction essentielle de dissocier nettement « Etat » et « terrorisme ».
- En 2003, lorsque les Etats-Unis engagent des frappes contre l’Irak de Saddam Hussein afin de délivrer son peuple du joug de la dictature et de lui ouvrir en grand les portes de la démocratie (dixit), lorsque ses dirigeants mentent et manipulent des preuves (manipulations avérées par la suite), lorsqu’ils couvrent de bombes (chirurgicales ) un pays déjà laminé par un des embargos les plus durs de l’histoire, il ne peut être qualifié de terroriste. En aucune façon. La définition est claire : « perpétré par des groupes sous-nationaux ou des agents clandestins ». La guerre d’un côté, celle de l’Etat, légitime, juridiquement calibrée (par celui qui la mène), juste ; le terrorisme de l’autre, celui des groupes sous-nationaux, juridiquement impensable, injuste. Dépasser cette logique binaire, celle voulue et martelée par Bush fils dès le 12 septembre 2001, est une condition préalable à la compréhension minimale de la tragédie inaugurée il y a presque 15 ans. Tout commence par la violence et tout s’y ramène. La violence, l’ultra violence ou l’hyper violence. Au choix. La guerre et le terrorisme ne sont que des appellations contrôlées pour masquer cette réalité élémentaire : la violence est antérieure à toutes ces nominations.
- Un ami ne voulant que mon bien me disait récemment que j’étais trop sensible à la connerie en général, que la bêtise m’affectait, que l’idiotie constatée pouvait me plonger dans une mélancolie tenace. Et derrière la connerie, la bêtise et l’idiotie, il y a toujours une forme de violence. En 2005, lorsque j’entrepris d’écrire un texte critique sur la pensée de Michel Onfray, débutant ainsi le travail sur ce blog, il s’agissait pour moi de réagir à ce que je percevais comme une inflexion inédite de ce qu’il était encore convenu d’appeler dans les médias « philosophe » ou « philosophie ». Une violence faite à la pensée, une grossièreté inédite qui allait – c’était mon intuition première – se substituer définitivement à ce que j’appelais alors « critique », faute de mieux. Dix ans plus tard, le même individu se trouve convoqué dans une vidéo de propagande de Daesh (il faut bien trouver un nom) afin de justifier l’expression achevée, car aussi médiatique, d’une hyper violence sans retour. Pourquoi Michel Onfray ? Pourquoi pas Roland Barthes ou Gilles Deleuze, Emile Cioran ou Lévi-Strauss ?
- Je ne suis ni le Raid, ni le Gign. Je ne suis pas la police ou le contre-terrorisme. Je n’ai pas toutes les clés pour saisir finement les tractations stratégiques pétrolifères mondiales, pas plus que pour donner des leçons sur les faillites de l’Etat de droit sur une chaîne Info. Je n’ai pas une vision claire de ce qui se joue aux frontières hongroises, serbes ou bulgares. J’ignore les capacités exactes d’accueil des migrants en Europe ou le degré de responsabilité des milliardaires saoudiens dans ce massacre. Je n’ai pas de solutions simples pour régler la question du terrorisme internationalisé.
- Ce que je sais par contre, c’est qu’intellectuellement nous devenons, ici, de plus en plus épais. Que nos nourritures spirituelles sont de plus en plus lourdes et indigestes. Ce que je lis, chaque jour, sur des médias urgentistes, m’afflige toujours un peu plus. D’ailleurs, j’ai de moins en moins envie de lire ce que le présent dit de lui et les rares écrivains qui dénoncent l’épaississement des esprits ne m’enseignent rien que je ne sache déjà. Il m’arrive, comme d’innombrables, de me brancher sur BFMTV, notre avenir cathodique. De vouloir écrire sur l’obscénité des mises en scène, le recyclage dégueulasse et immonde de la violence rentable. J’ai envie d’agresser, avec ce qui me reste de style, les marchands de catastrophe. De mordre jusqu’au verbe, plus profond encore. De cracher verbalement à la face des cuistres qui nous vendent le pire en consoles. Comme Dupontel dans Le grand soir, je rêve de flinguer, avec mes doigts et deux trois épithètes, l’armée des satisfaits, ces va-t’en-guerre cognitifs qui nous volent notre air. Ma chance est d’être né petit-bourgeois, d’avoir eu des lettres en guise d’armes et un modèle de finesse à la maison. J’admire en premier lieu ceux qui, sans le bénéfice de la naissance, ont conquis ce territoire. Ce qui nous préserve est justement ce qui s’érode. A la fin de l’histoire, sans un sursaut de l’esprit – en ce lieu déserté, le Raid est impuissant – , dans le déchaînement des pulsions mondialisées, ne restera que l’horizon indépassable de la violence. Terroriste, étatique ou médiatique, au choix.
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Publié le 23 novembre 2015