Le marketing philosophique

Le marketing philosophique

 

 

  • Faut-il brûler les anciens « nouveaux philosophes » ? Cette question incendiaire posée par Deleuze en 1977 en appellerait une autre : faut-il brûler le marketing philosophique ? « Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s’ils s’évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelle pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. Autant de débats crétins à la télé, autant de petits films narcissiques d’auteur – d’autant moins de création possible dans la télé et ailleurs. Je voudrais proposer une charte des intellectuels, dans leur situation actuelle par rapport aux médias, compte tenu des nouveaux rapports de force : refuser, faire valoir des exigences, devenir producteurs, au lieu d’être des auteurs qui n’ont plus que l’insolence des domestiques ou les éclats d’un clown de service. Beckett, Godard ont su s’en tirer, et créer de deux manières très différentes : il y a beaucoup de possibilités, dans le cinéma, l’audiovisuel, la musique, les sciences, les livres… Mais les nouveaux philosophes, c’est vraiment l’infection qui s’efforce d’empêcher tout ça. Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez lascène pour mortifier quelque chose. » (1)

 

  • Au lieu de s’interroger sur ce que peut bien être la nouvelle philosophie, ou son succédané la philosophie populaire, demandons-nous plutôt ce que devient la philosophie lorsque son existence ne tient plus qu’à un fil, celui de la presse et des médias. Est dit populaire ce qui se vend. Afin de conjurer le mauvais sort que l’on ferait à une philosophie vendable, le marketing philosophique tient sa formule : la philosophie sera populaire. Sans aucune mise en garde, la célèbre formule de Diderot est reprisée : «Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire !» Seul le canal médiatique peut auréoler un essai de cent pages d’un bandeau avertissant le quidam qu’il a entre les mains une philosophiepopulaire, abordable, à l’adresse de tous.

 

  • « Les quarante-deux premiers intellectuels. » Reste à savoir comment se décide la quantification, quels organes sont habilités à établir l’échelle. « Qui a été interrogé ? Citons les trois lignes de justification du choix des noms et des « rubriques » qui les regroupent : « des hommes et des femmes, qui, par leur activité professionnelle, exercent eux-mêmes une influence sur les mouvements d’idées et sont détenteur d’un certain pouvoir culturel ». Enregistrons l’aveu : c’est bien une affaire corporative, de gens de métier, du « pouvoir culturel ». Lire a évidemment le droit de procéder à ce choix. Mais cette démarche est du coup une aubaine pour le chercheur. Car lui est livré, en toute innocence, le procédé de cooptation de « l’élite » intellectuelle ainsi que la nomenclature des corps socio-culturels qui constituent la caste qui coopte la culture « (2). Cette analyse de Michel Clouscard en 1985, sur un numéro de Lire daté d’avril 1981, pourrait avoir été écrite hier. Un des derniers titres en date : « Michel Onfray, le philosophe le plus lu de France « (3). Pourtant les temps ont changé. Si la sagesse idéologique demeure, le mensuel de l’animation culturo-littéraire hésiterait à confesser en 2006 que les votants sont pourvus d’un certain « pouvoir culturel » comme ce fut le cas en 1981. La formule, un peu rude, risquerait de heurter. Le choix d’un titre fédérateur fera meilleure figure. En outre, le classement proposé par Lire en 1981, trop proche dans son austérité comptable d’une liste d’admission aux concours, doit être repensé sur des critères autrement plus objectifs. Dans un cynisme affiché, la quantité des ventes a ceci de commode : elle est numériquement incontestable. Michel Clouscard et Pierre Bourdieu, assignés à résidence, devront désormais se plier à la vox populi du passage à la caisse. La masse des achats comme mesure incontestée de la popularité d’un impétrant philosophe.

 

  • Déterminée par la publi-masse des mensuels disponibles en kiosque, cette variable, mise en avant par les communicants du mois, a toutes les chances de ne pas faiblir. La masse appelle la publi-masse qui, en retour, informe la masse. Principe massique qui justifie, sans autre procès, la pertinence conjoncturelle de l’accroche. C’est autour de ce cercle vertueux que se crée un consensus culturel. Reste cependant à trouver un point de capiton, une amorce, un pétard qui, même mouillé, déclenchera l’avalanche de poudreuse. L’anecdote enseignée, le pittoresque d’un voyage, le sport (« philosophie du rugby », du « tennis« …), autant de pratiques consommées dans la quotidienneté d’une existence marquée par l’implacable sceau du ludique et du fun. Très loin de la contestation politique de Proudhon dans son Essai de philosophie populaire, De la justice dans la révolution et dans l’Eglise (1860), ces essais printaniers cherchent à recueillir les faveurs d’un consommateur déniaisé. Cette offre répond à la demande d’une masse conditionnée par la logique des stratégies d’animation. La médiasphère n’est pas seulement un organe transitif d’exercice du pouvoir, mais une force de production massique. Encore faut-il à cet exercice un langage.

Le processus de description-production enferme le lecteur dans un monde à son image.

 

  • Tout en revendiquant le singulier, la copie mondaine, dans les détours du pittoresque, ne fait qu’illustrer le consensus qu’elle produit. Il fait passer le consensus de son statut mondain (système de relations et d’échanges centré sur la sexualité, l’argent et le pouvoir) à une dimension culturo-mondaine. Le philosophe n’aspire plus à l’esprit, celui qui faisait penser Rousseau ou Jankélévitch, mais au mondain : position de force dans le jeu des échanges. Il réalise parfaitement la clôture du mondain dans l’illusion d’une critique qui enlise, redouble et confirme la constitution du consensus et des rapports de forces établis. Le profit dérive du redoublement culturel d’une opinion moyenne. La philosophie n’aura plus qu’une fonction de rappel. Cette notion commune entérine la réfraction du mondain sur le culturo-mondain. Ce qui se donne comme culture populaire n’est plus que la réfraction d’un ordre marchand dans l’ordre du discours. Le système ainsi bouclé, ne subsiste plus de lieu pour l’extériorité critique, ce qui parachève le consensus exclusivement tourné autour des bénéfices (toujours mondains) qu’apporte la consommation de masse. Cet abrutissement marchand produit alors, sans sortir de lui-même, ses critiques. Poussant des hauts cris, le culturo-mondain lance ses anathèmes contre la récupération. La seule critique à adresser à ces baudruches tient en peu de mots : la critique de la récupération fait partie du mouvement de la récupération et la dénonciation de l’usage d’un texte ne nous dit encore rien du texte lui-même. Elle ne fait que reproduire par la critique d’un usage, un usage. Ce n’est pas la philosophie qui est devenue soudainement médiatique, récupérée par le marketing, mais la philosophie qui s’est faite marketing. Ce n’est pas la publicité qui fait la philosophie populaire, mais la philosophie qui se promeut comme publicité, mode dominant de l’organisation des échanges. Le succès de la philosophie de la nouvelle philosophie ou de la philosophie pour les nuls signe le triomphe du marketing sur la critique. Le marketing tient enfin sa philosophie et la masse de ses acheteurs qu’elle gratifie, dans l’ordre du signifiant, du nom de populaire.

 

  • Quel type de lectorat peut correspondre à une philosophie à l’adresse de tous ? L’imaginaire social aura toujours tendance à faire fonctionner cette catégorie indistincte selon des réflexes acquis. On exclura du populaire les cadres, patrons, les diplômés du supérieur pour ne retenir que le « vrai peuple », le « peuple authentique« , celui des laissés pour compte. Fantasme d’un « lumpenprolétariat » philosophant. Il suffirait pourtant de soumettre à l’examen les différents types de consommateurs de philosophies dites populaires pour mesurer à quel point ce fantasme des exclus du légitime ne tient pas. La consommation de philosophie par le biais de petits essais, d’hebdomadaires, de revues généralistes, d’articles de presse, est le fait de groupes sociaux engagés dans des pratiques culturelles le plus souvent légitimes, loin de ce que l’on pourrait entendre par le terme de divertissement populaire. Aucune catégorie sociale n’est désignée par cette opération marketing. «La notion de « langage populaire » est un des produits de l’application des taxinomies dualistes qui structurent le monde social selon les catégories du haut et du bas » (4).

 

  • Avec la notion de philosophie populaire, la confusion est à son comble. Dans l’imaginaire social, la philosophie est en effet spontanément attachée à la haute culture, à la réflexion profonde, au discernement instruit, quand elle n’est pas associée à une forme d’élitisme intellectuel. A elle le parti du haut. Parler de philosophie populaire ou d’élitisme pour tous revient à s’attribuer le privilège d’une hauteur tout en retirant un bénéfice de l’annonce de sa mise à disposition pour le plus grand nombre. Acte chevaleresque par excellence, la dialectique descendante (du haut philosophique vers le bas populaire) s’immunise contre la critique. «Les locutions qui comportent l’épithète magique de « populaire » sont protégées contre l’examen par le fait que toute analyse critique d’une notion touchant de près ou de loin au « ‘peuple » s’expose à être immédiatement identifiée à une agression symbolique contre la réalité désignée. » (5)

 

  • Rejeter l’idée qu’une philosophie puisse être populaire, c’est risquer de se voir taxer d’élitisme, cette notion nébuleuse mais irrecevable dans le fumet dit « démocratique ». Accusant l’adversaire, son langage abscons et ses formules obscures, la philosophie populaire en appelle au bon sens. Le style devra être simple, accessible, le propos « lisible » et parfaitement identifiable. L’idéal de transparence prévaut. Avec comme anti-modèle le discours parfois technique des systèmes philosophiques, cette philosophie accessible sait masquer sa recherche de l’effet, ses tours de langage dans un style à la fois souple et chatoyant. Une lecture attentive de ces productions devenues monnaie courante rend manifeste une ritualisation du langage qui impose au lecteur un parcours sans heurt, dans le confort de l’évidence, de la première à la dernière page, entrecoupé de pub. Ces digestes confortent une vision du monde absolument stable en évacuant toute forme d’aspérité, tout obstacle à la compréhension immédiate. L’effort est aboli dans l’absorption instantanée d’une matière littéraire ductile.

 

La forme publicitaire, auréolée du titre légitime de philosophie.

 

  • «Ce que nous vivons, c’est l’absorption de tous les modes d’expression virtuels dans celui de la publicité. Toutes les formes culturelles originales, tous les langages déterminés s’absorbent dans celui-ci parce qu’il est sans profondeur, instantané et instantanément oublié». Par quel étrange hasard la philosophie sortirait-elle indemne de ce vaste processus d’absorption décrit par Jean Baudrillard ? Le critère marchand de lisibilité contre le langage abscons accomplit le zéro du sens, cette « forme la plus basse de l’énergie du signe  » (6) Ce simulacre publicitaire revendique la philosophie afin de donner un relief à sa surface.

 

  • C’est parce que nous ignorons encore ce qu’est la publicité que nous croyons spontanément à un écart irréductible entre philosophie et marketing. La publicité n’est plus une enveloppe externe aux discours dits philosophiques, le mode spécifique de leur commercialisation, mais le régime de leur reproduction. La publicité professionnelle, celle du marchand, ne correspond qu’à un mode dégradé de la forme publicitaire. Il faut à ces reproductions une marque de fabrique, un système de signes identifiables, transposables d’un support médiatique à un autre. Mais cette opération n’est pas secondaire, comme surajoutée à l’acte d’écriture. Parfaitement intégrée dans la production du texte, elle en est à la fois le vecteur et l’objectif. Dès lors, il n’y a plus de différences entre une propagande politique et philosophique, entre une marque de shampooing et un concept commercialisable.

Si la philosophie dite hédoniste se vend, c’est qu’elle converge vers l’horizon de la forme publicitaire.Ce n’est donc pas seulement la publicité qui fait le philosophe, mais le philosophe qui se fait publiciste.

 

  • Cette convergence des discours autour de la forme publicitaire caractérise bien mieux notre temps que le nihilisme, le relativisme ou l’individualisme. La philosophie se fait sociale et facteur de socialisation. En assurant sa publicité, elle fait naître l’espoir d’un ailleurs mais réalise l’abandon de ses intensités à la réfraction mondaine du social sur lui-même. Le devenir marchand de la philosophie sous sa forme populaire accompagne le mouvement général de dilution de la forme publicitaire dans le social. La philosophie tend alors à devenir sa propre marchandise comme la publicité tend à devenir sa propre cible. On scande rituellement le besoin de philosophie, la nécessité de populariser la philosophie, de la rendre accessible, sociale et citoyenne. A côté de la publicité pour le travail ou pour les loisirs, la philosophie se trouve plébiscitée sous la pression d’une plus grande transparence. Ses succès marchands signent sa plus grande réussite : être la fonction de design de notre temps. L’élitisme pour tous ou le « miroir d’une dérision paradoxale, miroir de l’indifférence de toute signification publique. « (7)

 

  • La philosophie consommée est un miroir sur lequel se réverbère la confirmation quotidienne d’un ordre social en quête d’une plus grande lisibilité, d’une plus grande transparence. Partout, elle se livre en spectacle (universités populaires, cafés, théâtres de rue, discussions, débats, échanges, colloques, séminaires, rencontres…). Elle appellera cela renouveau de la sagesse antique. Elle cherchera dans Epicure, Lucrèce ou Nietzsche de quoi assurer sa promotion. Son corpus marchand est vieux de vingt-cinq siècles.

 

  • Dans l’ordre de la quantification massique, le succès est pleinement réel lorsqu’il est mondain, et c’est le mondain que vise la philosophie populaire. Tristan Tzara dans le manifeste dada écrivait : «Toute œuvre d’art qui peut être comprise est le produit d’un journaliste». Vérité essentielle, dite depuis la conscience d’une obscénité, celle de la transcription infinie des signes dans le commerce plat de la diffusion de masse. Ajoutons : toute philosophie qui peut être immédiatement comprise est le produit d’un journaliste.

 

  • Faut-il faire de l’incompréhensible le critère discriminant de la philosophie, la marque d’une hauteur accessible aux initiés, ce petit groupuscule de faiseurs, de traducteurs, de professeurs, de spécialistes ? Le fait que nous ne puissions interpréter la phrase de Tzara sans intenter un procès en élitisme marque un moment avancé de la réfraction de la culture dans le mondain, ce que Michel Clouscard appelle le « culturo-mondain ». Ce qui est aujourd’hui devenu inacceptable, c’est l’idée qu’un texte, qu’une œuvre, puissent résister à leur consommation immédiate. La prolifération des recettes pour mieux vivre, des techniques de gestion de soi (psychologie populaire) ou des résumés de doctrines, des simplifications théoriques , des recueils de citations (philosophie populaire), cet immense champ de dérision du signe, répond-elle à une demande ou produit-elle ce qu’elle informe ? L’argument selon lequel ces productions susciteraient un désir « d’aller plus loin« , de se confronter aux œuvres, est avancé comme une évidence. Autant dire que l’augmentation sensible des romans de gare serait la preuve tangible d’un renouveau de la littérature, que plus les Arlequins se vendent plus Beckett est lu !

 

  • Le succès mondain n’est pas le fait du hasard. Campagnes de promotions massives, plateaux télé, mobilisation de la presse accompagnent la sortie de ces essais orientés idéologiquement par les préoccupations politiques, sociales ou morales du moment. L’essayisme à la française est devenu un standard, la représentation du livre de philosophie, accessible, lisible, jouant sur le double registre de la caution universitaire (philosophie) et de son engagement dans la cité (populaire). Il existe par conséquent une grande différence entre les succès des nouveaux philosophes et ceux du structuralisme dans les années 60. La rareté du succès en philosophie contraste avec les fortes ventes de quelques livres, aux contenus parfois arides. Pensons à Jacques Maritain qui a vendu, en 1935, 7200 exemplaires de L’humanisme intégral (Aubier), 55000 exemplaires pour L’existentialisme est un humanisme de Sartre en dix ans. Plusieurs retirages pour Les mots et les choses (1966) : 3500, 5000 de plus en juin, 3000 en juillet, 3500 en septembre. Ce succès a aujourd’hui de quoi surprendre tant certains passages du texte de Foucault résiste à toute compréhension immédiate, relevant même de l’abscons, selon le critère universalisable de l’hédoniste publiciste Michel Onfray, dont l’empressement à se situer dans la veine foucaldienne se fait sentir dès qu’une colonne de presse lui est offerte. Conjoncture aidant, L’homme unidimensionnel de Herbert Marcuse s’est vendu, entre mai et décembre 1968, à plus de 100000 exemplaires. Plus accessible que Raison et révolution, qui n’a pas trouvé le même écho, le livre de Marcuse est néanmoins exigeant. L’homme unidimensionnel est encore un ouvrage de philosophie si l’on entend par là un texte qui ouvre au questionnement critique tout en laissant le lecteur dans une part d’indécidable. Succès de Lacan (5000 exemplaires des Ecrits vendus en un mois). Effet de mode ? Certainement. Pour autant, dans la conjoncture actuelle, dans le grand concert culturo-mondain de la philosophaille journalistique, Lacan pourrait retrancher un double zéro à la vente de ses séminaires et autres cours. Lorsque que Raymond Aron ou Jean-François Revel produisaient de l’essai, ils ne mettaient pas en avant leurs titres d’agrégés normaliens. Comment un philosophe agrégé-normalien pourrait verser dans la diffusion de savonnettes ? Vous n’y pensez pas ! Dans cette mascarade, le public n’est jamais invité. Il est en présence d’un fait accompli constitué de toutes pièces par le montage médiatique. Les culturati, ces animateurs du culturo-mondain, informent le populaire sur la nature du populaire. Il suffit pour cela d’une double page dans une revue culture surplombée par le couperet assertif : philosophie populaire. Des marges du philosopher à la consommation massique, la transition est subtile : régimes de discours, choix des exemples, stratégies de l’anecdote, mise en scène indirecte de l’avis moyen d’une opinion commune.

 

Des études sérieuses font ici défaut sur la nature des discours prédestinés à investir la consommation massique.

 

  • Tirant une gratification secondaire de leur statuaire d’Aufklärers populaires, les marchands de concepts savent trouver leur voie. L’analyse de Tom Wolfe, dans Le mot peint, appliquée à ces nouveaux modes de consommation du texte, est exemplaire. Ce que Tom Wolfe dit de l’artiste vaut pour le philosophe mondain : « Non que nous soulevions la question des différences de talent, mais nous avons ici la démonstration classique de l’artiste qui sait trouver sa voie de la Danse bohémienne à la Consommation, à l’encontre de l’artiste qui s’en tient à jamais à la danse Bohémienne. C’est là un risque toujours possible dans le rituel de l’accouplement de l’art. Le vrai succès dans cette voie exige de l’artiste qu’il soit sincère et engagé dans les deux rôles  » (8) Avec la philosophie populaire, sa diffusion de masse et ses justifications idéologiques se trouve réalisé le mouvement d’accomplissement de la transcription intégrale (art ou philosophie) de toute œuvre dans le commerce du signe marchand.

 

  • Il est remarquable que des philosophes comme Sartre, Foucault, Derrida, Deleuze sans parler de Jankélévitch, n’ont jamais dissimulé leurs intentions critiques derrière l’estampillage « philosophie populaire ». Et pourtant. Aux Etats généraux de la philosophie en juin 1979, Derrida pouvait à la fois dénoncer l’enfermement de la philosophie dans une spécialisation fétichiste, fermée sur elle-même, et placer, au cœur de sa réflexion, la question de la « médiatisation » de la philosophie. Avancer benoîtement une « philosophie populaire » en faisant fi des problèmes philosophiques que pose la conjonction philosophie-médias, c’est tout simplement renoncer aujourd’hui à la philosophie et à sa vocation critique. « Pourvu qu’on ne s’en tienne pas à la représentation théâtrale, fût-elle apparemment critique ici ou là, que les « médias » se donnent d’eux-mêmes, à travers certains de leurs numéros les plus réussis ou de leurs champions les plus doués, il y a là, dans la techno-politique des télé-communications, un enjeu incontournable, un enjeu philosophique, très nouveau dans certaines de ses formes, de ses opérations, de son évaluation, de son marché et de sa technologie.  » (9) Avancer Socrate, le renouveau de la sagesse antique, le retour de l’épicurisme, la défaite de Platon, le victoire de Diogène revient à biffer cet enjeu sous une surenchère de références plaquées sur la situation. Cette mythologie des noms propres est l’exact contre-pied d’une pensée critique d’elle-même et de son histoire, engagée dans les enjeux philosophiques de son temps, pour reprendre le mot de Derrida. Ce mode de diffusion n’est pas de la philosophie, c’est tout autre chose.

 

Le succès culturo-mondain de ces productions saisonnières ? Faire passer le marketing pour de la philosophie.

 

  • Encore Derrida, en 1979, bien avant la vague de la philosophie populaire : « Aujourd’hui, ni parmi les philosophes un peu éveillés ni parmi ceux qui sont un tant soit peu déniaisés et entraînés au discernement dans ces domaines (édition, presse, télévision), personne n’oserait témoigner de la vitalité ou de l’exigence philosophique en invoquant une bonne partie, la majeure partie, on peut le dire, de ce qui s’exhibe depuis quelque temps sur le présentoir le plus en vue, de ce qui se réclame bruyamment de la philosophie dans toutes sortes de studios où depuis une date récente et très déterminée les plus haut parleurs se sont vus confier les plus haut-parleurs sans se demander (dans le meilleur des cas) pourquoi tout à coup on leur abandonnait colonnes et antennes pour parler ainsi et dire justement cela. » (10) Il semblerait que le scrupule et l’exigence de Derrida ne soient plus à l’ordre du jour. Sans aucune gêne, les haut parleurs du canal médiatique tirent argument de l’essor des ventes pour justifier ce qui domine la scène du marché, « ce qui si souvent peut s’y produire et envahir l’espace de son indigence naïve et précritique. »(11) Les conditions nécessaire de l’élargissement de la pensée critique (que nous préférons au terme philosophie, aujourd’hui galvaudé dans l’espace public) ne peut se faire dans la cécité de ces nouveaux modes de légitimation dont les ressorts, d’hier et d’aujourd’hui, devraient être l’objet d’un questionnement sans reste. Critiquer sans complaisance cet état de fait sans pour autant se replier derrière des territoires normatifs, tel est l’enjeu philosophique de cette situation. Il en passe nécessairement par un travail sur la techno-politique des médias : « il est à souhaiter que ce travail fasse désormais partie de plein droit, disons-le encore, de la « formation philosophique » à venir » (12) Cette formation doit pouvoir aujourd’hui se faire à l’école, dans les universités ou les instituts de formation pédagogique. Loin de concourir à cette formation critique, les écoles de formation au professorat, marginalisées dans le cursus, sont l’exact pendant du culturo-mondain dans le champ scolaire. Ces non-lieux pédagogico-culturo-scolaires sont ainsi voués à la stérilité. Encore faut-il reconnaître que ce travail, déjà entamé ici ou là, peut toujours (telle est la puissance de récupération culturo-mondaine du philosopher) servir ce qu’il dénonce. Cette conscience critique est une condition indéfectible de la possibilité d’une réflexion sans complaisance sur le canal médiatique et ses relais mondains. «Nous sommes en passe de voir les travaux qui se présentent, en tout cas, comme des machines de guerre contre la techno-politique des « média », réinvestis, surexploités, voire gadgétisés par les appareils, parfois par les agents mêmes qui se trouvent d’abord visés. Il y a là un critère assez sûr pour mesurer l’efficacité des travaux critiques. » (13) Les animateurs du culturo-mondain et leurs canaux ont accompli sans trembler la crainte de Derrida : l’éviction douce et définitive de toute critique par la mise en scène d’une critique formelle du canal médiatique depuis le canal médiatique.

 

La meilleure façon de réaffirmer un ordre est certainement de mettre en crise cet ordre tout en le confirmant comme seul vecteur de la contestation.

 

  • Tant que la critique n’aura pour autre relais que ce qu’elle prétend critiquer, la voie sera sans issues. C’est pour cette raison que l’exigence critique doit déborder la seule compétence philosophique incapable de fournir aujourd’hui les moyens d’une mise en crise de l’indigence qui pérore dans l’indifférence, voire le consentement général. Ce n’est déjà plus de philosophie ou de compétences philosophiques dont parle Derrida en 1979 mais des conditions de la pensée critique : « Bref, plus le champ de la formation philosophique sera réduit dans ce pays, moins il y aura hors de l’école de compétence critique (…) moins il y a aura de formation et d’information critique, plus il sera facile de faire passer, voire d’inculquer ce n’importe quoi qui n’est jamais n’importe quoi. » (14)

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(1) Faut-il brûler les nouveaux philosophes ?, Deleuze, 1977.

(2) Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire, Paris, Delga, 2005.

(3) Lire, février 2006

(4) Pierre Bourdieu, Vous avez dit populaire ? in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil 2001.

(5) Loc. cit.

(6) Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Publicité absolue, publicité zéro, Paris, Galilée, 1981, p. 131

(7) Jean Baudrillard, loc. cit.

(8) Tom Wolfe, Le mot peint, Paris, Gallimard, 1978 pour la traduction, pp. 35-36.

(9) Jacques Derrida, Etats généraux de la philosophie, juin 1979, Paris, Flammarion, 1979.

(10) Jacques Derrida, op. cit.

(11) Jacques Derrida, op. cit.

(12) Loc. cit.

(13) Loc. cit.

(14) Jacques Derrida, op. cit.

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Le Magazine Philosophie : Organe exemplaire de réfraction du culturo-mondain sur lui-même.

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Publié le 24 septembre 2007

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