Le cancer de l’Empire du Bien

Le cancer de l’Empire du Bien

 

  • La connaissance, fut-elle lointaine, de la liste des actions menées au nom de l’Islam par la dite « organisation Etat islamique » nous plonge dans un univers mental qui n’a certainement aucun équivalent dans l’histoire humaine. La destruction systématique de tout ce qui ne s’aligne pas sur une lecture littérale du Coran – lecture littérale qu’il est souhaitable de faire, au moins une fois dans sa vie, sorte de Hajj de la critique, afin de mesurer l’étendue des dégâts possibles quand ce qui est écrit vaut comme autant d’impératifs catégoriques indiscutables – est un millénarisme inédit.

  • Le monde, tel que nous le connaissons, doit être détruit, sans reste. La question est moins de régner – ce qui correspond encore à une attente historique – que d’en finir. La mort n’est pas un risque à courir mais l’objectif final. Thanatisme. La finalité n’est donc pas religieuse. Les religions s’établissent en effet en préservant des médiations terrestre entre l’homme et Dieu. Elle ne peut pas non plus s’inscrire dans un soi-disant « chocs de civilisations » car aucune civilisation ne fait de la mort son absolu sur terre. Nous ne sommes ni chez Francis Fukuyama (1989), ni chez Samuel Huntington (1993).

  • Quelques âmes perdues, lessivées, zombiesques, comparent, entre deux soldes, la logique de « l’organisation Etat islamique » au communisme d’Etat et à ses succédanés ? Nous en sommes très loin, aux antipodes même. L’idéologie communiste ou l’idée communiste (ce n’est pas mon propos ici) visent la transformation des conditions de vie sur terre et non leur liquidation par décapitation mondialisée ou plutôt décapitation de l’ordre mondial. L’esprit vide, souvent drogués, irrécupérables, les « Pères Noël de l’Apocalypse » (cette formule de Charb est réaliste) inaugurent sûrement une nouvelle époque. Mais les spadassins du néant ne sortent pas, comme dans les films rassurants, des entrailles de la terre pour exterminer le genre humain. La destruction irréversible des civilisations, des sociétés humaines dans leurs diversités, la liquidation des différences anthropologiques sous la violence du mondial (la formule de Jean Baudrillard mérite d’être reprise) signent leur acte de naissance. Les rejetons de la mondialisation sont des intimes du processus qui les a fait naître.

  • La « mondialisation heureuse » fait pourtant l’objet de toutes les attentions. L’Education nationale n’est pas en reste. Le citoyennisme sans objet, ce vide politique à la portée de tous, ce zéro critique, s’accommode sans difficulté d’une apologie extatique de la mondialisation. Christine Lagarde, alors ministre déléguée au commerce extérieur depuis juin 2005, signait une tribune destinée à servir de ressources pédagogiques pour les enseignants dans les CDDP. Les fameuses ressources pédagogiques du Ministère. Comment faire comprendre la mondialisation aux collégiens ? « Avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, on assiste à un essor des échanges culturels, scientifiques, techniques, à l’expansion des idées démocratiques, à des avancées essentielles en terme de respect des droits fondamentaux … » L’expansion des idées démocratiques ? Ce charabia, digne de figurer au plus haut sommet de la plus haute tour de Dubaï, voudrait nous faire croire que la mondialisation de Pascal Lamy, celle des porte-conteneurs et d’Internet, du marché, du tourisme, de l’information et du football, s’accompagne d’une expansion des idées démocratiques. Lamentable confusion entre l’universel et le mondial. Bien au contraire, l’épandage des « idées démocratiques », que les plus effrayants cacatoès globalistes n’hésitent pas à asséner en boucles afin de justifier la dévastation culturelle en cours, les disloque. Dans Power Inferno, certainement un des ouvrages les plus clairvoyants sur les effets de cette mutation sans précédents historiques, Jean Baudrillard écrit :  » En fait, l’universel périt dans la mondialisation. La mondialisation des échanges met fin à l’universalité des valeurs. C’est le triomphe de la pensée unique sur la pensée universelle. Ce qui se mondialise, c’est d’abord le marché, la profusion des échanges et de tous les produits, le flux perpétuel de l’argent. Culturellement, c’est la promiscuité de tous les signes et de toutes le valeurs, c’est-à-dire la pornographie. Car la diffusion mondiale de tout et de n’importe quoi au fil des réseaux, c’est cela la pornographie : nul besoin de l’obscénité sexuelle, il suffit de cette copulation interactive. »

  • Nous avons fini par oublier, sous le napalm rhétorique des apologues de la mondialisation, que l’idée d’une universalité des droits fondamentaux supposait une culture et que cette culture n’avait rien d’universelle. Qui est l’homme des droits de l’homme ? Certainement pas un spadassin du Néant ou un Père Noël de l’Apocalypse. Cela ne signifie pas qu’un saoudien esclavagiste ami des politiques qui se vautre au Ritz avec un harem de putes s’en rapproche ou qu’un français inculte postillonnant sa haine de la France dans une « musique d’eunuque » (Léo Ferré) puisse nous servir d’étalon. Ce qui, dans notre culture occidentale moderne, semble aller de soi n’est en réalité qu’une minuscule singularité à l’échelle planétaire.

  • L’idéologie du choc des civilisations part du principe que des civilisations se font face. C’est là justement le travestissement fondamental. La mondialisation n’est pas une civilisation mais un processus de dégénérescence extatique qui apparaît lorsque l’idée même de civilisation disparaît. Il n’y a plus de chocs de civilisations. Cortès face aux amérindiens. Aucune civilisation ne peut servir de valeur ou d’anti-valeur dans une relation dialectique et conflictuelle. Quelles valeurs la mondialisation a-t-elle à proposer ? A cette dilution planétaire, à cette conquête a-civilisationnelle du monde, aucune critique politique, autrement dit dialectique, ne peut être adressée en retour. Ce qu’exprime encore avec justesse Jean Baudrillard : « Dans l’universel, il y avait encore une référence naturelle au monde, au corps, à la mémoire. Une sorte de tension dialectique et de mouvement critique qui trouvaient leur forme dans la violence historique et révolutionnaire. C’est l’expulsion de cette négativité critique qui ouvre sur une autre sorte de violence, celle du mondial : suprématie de la seule positivité et de l’efficience technique, organisation totale, circulation intégrale, équivalence de tous les échanges. »  La conséquence de ce constat est implacable : la seule adversité à l’Empire du Bien, la seule façon de contester l’incontestable, consiste à le détruire radicalement. Si « l’organisation Etat islamique » est l’Empire du Mal – un petit détour sur la page Wikipédia du dit groupe, page en forte croissance, pour mettre un peu de contenu derrière cette formule -, elle « répond » par la mondialisation du malheur à la mondialisation heureuse a-civilisationnelle des universalistes de rien du tout.

  • A la différence des imbéciles heureux qui ne perçoivent pas clairement que l’homme ne peut pas vivre sans une raison d’être, les plus lucides ont justement compris que la mondialisation était une catastrophe. Lévi-Strauss, par exemple. Uniformisant les horizons d’existence, elle rend l’homme indifférent à son propre destin. L’affrontement des cultures, locales et singulières, les chocs différentiels, permettaient aux hommes de se situer dans le monde,  à distance les uns des autres. L’homme n’est pas un animal qui peut se satisfaire d’être – il est vrai que certains vivent et pensent déjà comme des porcs, ce qui simplifie le problème – sans faire de son être une destination. Mais il ne peut y avoir de destination pour l’homme sans identités et sans différences. Sans culture. La culture-monde globalisée ne saurait prétendre au titre de civilisation mondiale. Elle n’est que le mot pour dire le triomphe de l’économie des moyens, l’anéantissement de la rareté des signes et des dénivellations symboliques au profit d’une liquidité insensée. Liquider, rendre liquide, fluidifier, pulsion morbide qui anime cette mondialisation au sourire également morbide. Plus de repères, plus de centres, de hiérarchies signifiantes. Le constat a été fait mille fois, nous ne pouvons que le radoter mille fois encore.  Quelles identifications nous rattachent à un ordre collectif ? La laïcité ? Les soldes ? Les deux à la fois ? « Je suis Charlie » parce que l’ego est Protée, il prend toutes les formes, liquide lui aussi, adaptable, plastique. « Je suis Charlie monde ».

  • L’appel à la guerre sainte se fait au nom d’une extériorité radicale, d’un antagonisme non dialectique mais qui s’exprime dans l’imaginaire ravagé du mondialisme. Les médias, c’est l’horreur ; l’horreur est notre média. N’ayant plus d’ennemis, la mondialisation extatique (remontons au 11 septembre 2001 et aux tabous qui auréolent cet événement fondateur) « génère de l’intérieur, et secrète toutes sortes de métastases inhumaines. » (Jean Baudrillard). Face à un mouvement qui échappe à toutes les grilles d’interprétation politiques – ce qui est également le cas de la « mondialisation heureuse » – la métaphore organique est en effet nettement plus réaliste. Le cancer de l’Empire du Bien fait de nous des malades et ce n’est certainement pas en brandissant des « je suis Charlie » que nous parviendrons à affiner le diagnostic mortel. Si les spadassins de l’Empire du Mal ne seront pas vaincus par des crayons de couleur mais avec des armes, les thanatopracteurs de L’Empire du Bien peuvent l’être par un surcroît de critique et de politique – deux mots pour dire exactement la même chose. Surcroît qui est notre singularité, notre culture.

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Publié le 28 janvier 2015

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