La métamorphose en Schiffter
« Vivre c’est comparaître en procès pour atteinte à la vue des autres. Je ne devrais pas m’abandonner à de telles pensées, car la presse accueille très favorablement On ne meurt pas de chagrin. » (Frédéric Schiffter)
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- Un homme qui préfère Platon à Aristote, qui a fait carrière dans « la maïeutique pour tous » et qui constate avec tant d’autres la destruction institutionnalisée de l’otium cum litteris, ne peut pas être foncièrement mauvais. Si l’on sait, en outre, que cet homme enseigna la philosophie en classes terminales toute sa vie, les raisons d’en douter s’amenuisent. D’autant que la tonalité affective de l’homme en question est plutôt sympathique. Frédéric Schiffter, c’est son nom, appelle cela son « scepticisme tranquille ». Scepticisme, je vois assez bien. Mais tranquille… Pourquoi tranquille ? Gilles Deleuze disait, à juste titre, que l’on ne réfute pas un philosophe. On se sent plus ou moins proche de lui. Ce qui est certainement discutable en philosophie des sciences, l’est beaucoup moins lorsque la pensée se tourne vers la bouillie insipide de nos jours ouvrables. Quelle relation j’entretiens à ma propre médiocrité ? A mes états d’âme. Ma dame ? Et la tienne ? A ma Stimmung, pour dire exactement la même chose mais en licence de philosophie, à mes petites angoisses nocturnes, aux souvenirs des morts, à ma radieuse érection du matin ? Les options prises par l’écrivain pour peindre tout cela, en faire un roman, ne relèvent pas de la raison démonstrative. On ne réfute pas un haut-le-cœur. On n’en meurt pas non plus.
- Je sors du bain. La peau fripée, encore désorienté par ce changement d’état, je saisis la serviette. En m’essuyant le dos, de façon incohérente, une idée me vient. « Une idée ne vient pas quand je veux mais quand elle veut », Nietzsche, en classe terminale de philosophie. Serais-je plus heureux en Schiffter ? Plus lucide ? Plus fin ? En un mot, meilleur ? Il faut pour cela que je puisse m’imaginer sereinement en sceptique tranquille. Pourquoi les métamorphoses seraient-elles forcément violentes ? Je m’imagine donc… encore dégoulinant, rejoindre mon bureau et découvrir, à côté du numéro du Figaro madame de décembre, un livre couleur café. Le titre se détache assez nettement. Le graphisme de la couverture est élégant, discret, de très bon goût. Un must. Je découvre le titre en posant la serviette sur un fauteuil Napoléon III, sculpté, au cuir usé, craquelé par endroit, magnifique : Harold Bernat, L’armateur d’incertitudes. La quatrième de couverture donne envie. Une belle formule se détache assez nettement entre deux paragraphes : le doute est un voyage immobile. En bas à gauche, il est écrit que le public aime mon travail depuis des années.
- En feuilletant le livre, j’ai pourtant le sentiment pesant d’avoir dilué Cioran dans une bassine d’épithètes, de m’être livré à un mauvais plagiat de ce que j’aurais pu écrire en étant meilleur. Ma photographie dans le numéro du Figaro madame de décembre, sous le gros titre Harold Bernat, le sceptique qui démange, me paraît autrement plus réelle. Sans savoir si je me perds dans mes pensées ou si mes pensées me perdent, j’évalue, les fesses nues sur le vieux cuir, le rapport entre mon livre et l’article de presse, un peu comme un amant qui contemplerait son préservatif usagé en pensant à l’émoi du premier regard. C’est fait, me dis-je. C’était cela et cela vaut cet éloge dans le Figaro madame. L’annuaire posé sur la table basse apparaît démesurément gros et vulgaire à côté de mon livre. Mal séché, je commence à avoir froid. Pourtant, ma métamorphose en Schiffter me plaisait, je me sentais bien. Nu, humide mais bien. Tranquille plutôt, capable d’épouser mon esprit sans m’engager, de le tromper sereinement avec moi-même.
- « Sur le plan mental, j’occupe le milieu entre le possédé et l’innocent ». Je ne sais plus si cette phrase est de Schiffter ou de moi. Elle me plait et me déçoit à la fois. Quoi de plus aristotélicien que cette histoire de juste milieu, to metrion pour la note en bas de page du mémoire de maîtrise de philosophie. Un peu comme ma métamorphose en Schiffter d’ailleurs, plaisante et décevante à la fois. Mais je n’arrive plus à discipliner mon imagination. Presque sec, je sens que je m’éloigne des rivages du scepticisme tranquille. J’ai envie de mâcher quelque chose, de briser une noix avec mes molaires. Mon coccyx s’enfonce dans ce cuir dégueulasse qui me colle au cul. La couverture du livre, maronnasse, ce faux beige, est sans aucun doute la pire de toute ma bibliothèque. Encore une histoire de publicité, éviter le vif, les couleurs trop solaires. La pensée se calibre aujourd’hui avec un nuancier. Il faut que je m’habille, vite. Que j’écrive, que je trouve une cible, un objet à démolir. J’essayerai à nouveau d’être Schiffter demain. Je prendrai alors un bain très chaud. Plus chaud que la veille. Il faut que j’insiste, je le sais. Quarante ans déjà, il est temps de s’y mettre au scepticisme tranquille. D’essayer encore.
- On n’arrête pas de fumer son prochain en un jour.
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Jonathan Ducruix, Metamorphosis