Henri Lefebvre, une subjectivité critique

Henri Lefebvre, une subjectivité critique

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  • Dans la Somme et le Reste, Henri Lefebvre intitule un des chapitres “Le témoin”. Dans la première partie du texte, “Bouffonnerie et tragédie dans l’histoire”, il est question de son exclusion du PCF en 1958. La tragédie, il faut aller la chercher en Hongrie, en 1956; quant à la bouffonnerie, elle qualifie la situation vécue par Henri Lefebvre lors de son exclusion du Parti communiste à la suite d’une comédie d’interrogatoire. Reçu dans une salle qu’il qualifie de “banale”, devant la CCCP (Commission Centrale de Contrôle Politique), nous retrouvons Henri Lefebvre, alors âgé de 57 ans, déjà auteur d’une œuvre considérable, sommé de rendre des comptes à deux “camarades” mandatés par le PCF.

 

  • “J’avais commencé par demander la rédaction d’un procès-verbal, signé de trois noms. Refus : les camarades n’étaient pas habilités à signer une semblable pièce ; ils n’avaient pas à discuter avec moi du fond ni à enregistrer des déclarations politiques, mais seulement à m’interroger sur mes “comportements”, c’est-à-dire à me poser des questions de discipline auxquelles je répondrais par oui ou par non. “As-tu demandé l’autorisation du Parti pour écrire dans l’Express un article sur la Nouvelle Vague ?… Non. – As-tu demandé l’autorisation du Parti pour écrire une réponse à André Philipp dans France-Observateur ?… – Non”. Les deux camarades notaient scrupuleusement les réponses.” (1)
  • Cette saynète, digne de figurer dans le Procès-verbal, histoire d’une fiction totale, celle d’un homme, de l’aveu de l’auteur qui “ne savait pas trop s’il sortait de l’armée ou de l’asile psychiatrique”, fut pourtant vécu par Henri Lefebvre. Le montage théâtral se passe de toute discussion. Ce qui est en jeu c’est le Parti et lui seul : y a-t-il eu autorisation ? La fiction doit attester de la réalité du politique. On retrouve la mise en scène des procès de Moscou, le tragique en moins. Qu’est-ce qui est réellement vécu par Henri Lefebvre dans cette salle banale ? Certainement la conscience d’un écart entre une réalité subjective (celle de l’individu Lefebvre) et une mascarade d’objectivité (la mise en scène du Procès-verbal). Une illusion supplémentaire consisterait à penser que derrière la bouffonnerie scénique on pourrait retrouver, par épuration de l’impur, une réalité trahie, une coupable déviation. Il y aurait la vraie politique portée par un parti enfin épuré de ses déviances (staliniennes à partir de 56) et une politique trahie. Cette vérité du Parti doit être préservée, quitte à produire les gages d’une “révision”, et pour la préserver, pour faire la preuve de cette vérité-réalité politique, rien de telle que l’épuration. La fiction pourra être passablement ridicule et bouffonne, l’important est qu’il existe quelque part (pourquoi pas dans une salle “banale”, la banalité ne faisant ici que rabattre les prétentions du philosophe) une scène sur laquelle se décide formellement la limite entre subjectivité et objectivité politique.
  • Il faut certainement considérer de près l’analyse de Lefebvre pour saisir ce qu’il entend par “subjectivité critique” : “Au fond je n’aime pas la politique. (…) En entrant au Parti, je ne voulais pas “faire de la politique”, encore moins faire une carrière politique, avec ou sans risques et périls. Je souhaitais participer à l’action révolutionnaire qui signerait l’acte de décès de la politique, ouvrirait le testament des politiciens et liquiderait leur succession“. Lefebvre prenait au sérieux la thèse marxiste-léniniste sur le dépérissement de l’Etat. Mais ce serait encore manquer le fond du problème de s’en tenir à ce seul espoir. Derrière l’Etat, il y a le pouvoir. Pouvoir de la fiction et fiction du pouvoir : indissociables dans la bouffonnerie vécue à titre individuel par Lefebvre en 1958. Comment expliquer qu’un penseur comme Henri Lefebvre qui avoue (à qui  ?) ne pas aimer la politique ait consacré autant de temps à la réfléchir, comme s’il y avait dans cette méditation un impératif vécu qui le touchait en première personne ? “Je voudrais comprendre, dans la politique qui s’accomplit sous nos yeux, le secret du pouvoir (s’il y a, grossier ou subtil, quelque secret” (2)) Mais le pouvoir n’est pas une substance, une entité sur laquelle pourraient s’essayer les raisonnements les plus subtils. Nature du pouvoir, fondement du pouvoir, raison du pouvoir, autant de réflexions, pour certaines habiles, le plus souvent grossières, qui laissent de côté la subjectivité critique de l’individu qui se vit dans et par le pouvoir. Faire du pouvoir un quelque chose, une “objectivité”, afin de l’immuniser contre les protestations de la « subjective critique”.
  • Que le pouvoir soit avant tout scénique, comédie, séduction, persuasion et brutalité, cela, Shakespeare n’a pas attendu le marxisme pour en faire une scène. Mettre la scène du pouvoir en scène afin d’en montrer les ressorts théâtraux.  Ce n’est pas parce que la politique (non pas celle des philosophes mais des hommes de partis, celle justement des politiques) est faite de semblant, d’irréflexion, de cynisme, de tractations obscures et peu avouables au grand jour, que tout cela s’impose dans un théâtre d’ombres, qu’il n’y a pas à penser une vérité pour l’individu du mensonge politique et derrière lui du pouvoir. Car, et c’est bien la question que soulève Henri Lefebvre, comment sortir de l’enfermement, de la subjectivité repliée sur elle-même, sans se réapproprier la réalité humaine dans son ensemble ? La réappropriation de la réalité humaine n’est pas retour au bercail d’une essence idéale, d’un homme total, enfin lavé de ses aliénations, épuré, réduit à sa part humaine et rien qu’humaine. Autant la subjectivité, sous peine de pure folie, finit par courber l’échine en face de la fureur des Errynies cosmiques, modère sa volonté à l’épreuve des forces naturelles, autant ce renoncement fait pour elle problème lorsqu’il s’agit de l’administration de la réalité humaine. En ce lieu, a priori, rien n’est joué à l’avance. Avant de lancer le dé on peut toujours décider qui sera invité à la table de jeu. C’est à croire que ceux qui confondent nature et politique savent toujours à l’avance que leur place à la table n’est pas contestable. Il n’est pas certain que ceux-là souhaitent ou aspirent à l’homme total et que la crise de la critique les effleure le moins du monde. Mieux vaut garder l’œil sur le dé.
  • L’accomplissement d’un homme total devenant songe, l’a priori du possible s’évanouissait pour beaucoup. Avec la crise du marxisme vient aussitôt la crise d’une promesse adressée à l’individu, celle d’un avènement, une fois vaincues toutes les aliénations, d’une positivité ayant dépassée toutes les négativités. Cette positivité de l’être achevé du politique est de toute part striée. Le Parti, en tant qu’il exclut et épure, s’installe de plein pied dans la positivité. Avec la remise en question, l’interrogation et la critique, la critique marxiste devait sortir de cette naïveté. Si le marxisme historique venait à être défait, c’est l’espoir placé dans une réalisation pleinement humaine de l’homme qui disparaîtrait. On ne mesure pas, à en rester à une vision surplombante de l’histoire, sans plonger dans les racines du biographique, à quel point cette prise de conscience a pu être violente pour les individus eux-mêmes. Derrière les grandes manœuvres, toute une réalité subjective de la crise s’est trouvée ensevelie sous les nouveaux impératifs du présent. Henri Lefebvre n’était pas simplement exclu d’un parti politique dans lequel il avait placé ses espoirs de jeunesse, ceux d’une révolution totale en vue de l’avènement d’un homme total, il se trouvait affecté en première personne par une contradiction réellement insurmontable : celle de la politique et de la philosophie. C’était un philosophe en chair et en os, non une idée, que le Parti, a priori le plus proche d’une révolution conjointement philosophique et politique, renvoyait, par cette exclusion bouffonne, à l’impuissance d’un savoir livresque. Irrévocablement coupée de la pratique politique « la subjectivité critique » s’interroge :
  • “Plus je réfléchissais, plus il me semblait évident que je reproduisais, en petit, à mon échelle (celle de l’individu, ou si l’on veut du philosophe) le drame général des intellectuels. Eux aussi, ou beaucoup d’entre eux, avaient accepté une histoire à laquelle ils espéraient contribuer efficacement et dont ils croyaient qu’elle se déroulerait selon leurs normes, leurs buts, leur idéal. Pour eux, l’histoire historique et l’histoire de la raison devaient coïncider, de même que celle de la liberté et celle de la pensée. Beaucoup crurent et croient encore selon ce schéma de la réalisation de la philosophie !”
  • A la question de savoir si la politique peut-être pensée, il faudra substituer cette autre : qui peut prétendre avoir raison en politique ? La première question relève de la philosophie et engage une réflexion critique. La seconde est d’emblée politique : seul celui qui est déjà politique peut prétendre avoir raison. C’est que la raison diffère que l’on se pense en philosophe ou en politique. Si la raison du philosophe peut faire sans le pouvoir, c’est depuis le pouvoir que celle du politique s’exprime et se fait entendre. Lorsque Merleau-Ponty dans les Aventures de la dialectique, revenu en 1955 de son “attentisme marxiste” de 1947, se déclare “a-communiste”, c’est l’idée même d’un engagement politique pour le philosophe qui est remis en question. Non pas simplement en faveur ou contre le communisme mais de tout engagement politique en général. Le “a-” privatif marque la distance irréductible entre philosophie et politique. La formule plus ramassée de Lefebvre ne dit rien d’autre : “Qu’est-ce que le philosophe allait faire dans cette galère ?” Il ajoute : “Un simple soldat ne peut avoir la prétention d’en savoir plus sur la tactique et la stratégie que le colonel ou le général. Si par cas il en sait vraiment plus, il est fichu. Au trou. Pour avoir raison, il doit devenir colonel ou général. Ce qui se conçoit très bien.” Entre la raison du philosophe et la raison du politique, le pouvoir. Mais le philosophe peut-il s’en tenir au simple constat de son impouvoir politique avant de détourner le regard vers des domaines de chasse conceptuelle réservés à la seule puissance de son esprit ? Le politique écarté, par lucidité, déniaisement ou maturité, il n’y aura pas retour à l’innocence mais prise de conscience irréversible d’une situation tragique dans l’ensemble, grotesque et bouffonne dans le détail. Certains, avec Schopenhauer, se contenteront du constat :
  • “Quelle serait la puissance de pareils avantages, pris pour véritables principes moteurs d’une race humaine innombrable et toujours renouvelée, qui ne cesse de courir, de se pousser, de se presser, de se tourmenter, de se débattre, pour représenter toute l’histoire tragi-comique du monde, qui, bien plus, supporte une telle existence dérisoire et tâche de la prolonger le plus possible ?” (4)
  • Bouffonnerie et tragédie dans l’histoire jusqu’au dégagement éthique d’une philosophie revenue de ses vieilles illusions marxistes. Henri Lefebvre, s’inventant un personnage, celui d’un jeune homme, pas assez historique pour avoir participé aux grandes manœuvres idéologiques de l’après-guerre mais trop peu naïf pour ne pas dégager quelques enseignements généraux de sa situation. Celui-là pensera certainement dans les accents pessimistes du philosophe de Francfort. “Ce garçon, qui doit bien exister quelque part, n’aurait pas complètement tort. L’histoire que nous vivons jour après jour, qui se fait autour de nous et que (paraît-il) nous faisons, effraie par son incertitude.” (5) La politique ? Certainement pas une science, à peine un art, plutôt une tentative opportuniste de peser sur les faits en en tirant un peu de gloire en cas de succès provisoire. Reste un irréductible. A l’échelle de l’individu, Lefebvre se sait concerné. Non pas abstraitement, par quelques causes supérieures, mais dans sa vie quotidienne, en tant que démocrate, sociologue, philosophe, en tant qu’homme concerné par la réalité humaine.
  • “La dialectique des possibles ne s’accorde clairement avec aucun déterminisme économique, historique ou politique. Qui décidera ? Quelqu’un décidera-t-il ? La décision est-elle déjà prise et où ? Ou bien sera-ce le résultat d’une conjoncture hasardeuse, de l’absurdité imprévue ? Aucune prise sensible sur ce qui vous concerne. Avoir prise sur ce qui vous concerne, c’est pourtant une définition valable (parmi d’autres) de la démocratie. Savoir que j’ai prise sur ce qui me concerne fait partie de ma définition de citoyen. La démocratie, la citoyenneté seraient-elles des fictions ?” (6)
  • A lui seul, ce constat suffit à comprendre la crise, une crise de l’homme qui est tout autant crise du philosophe et avec lui crise de la philosophie. Que le philosophe renonce à toute “prise sensible” et le voilà aussitôt renvoyé à sa conscience que l’on dira privée par abstraction. En un mot, qui a lui seul infirme l’affirmation d’une liberté absolue, le philosophe pour se penser philosophe n’a pas le choix, à moins qu’il ne décide de se nier. Le choix de ne pas choisir équivaut, pour Lefebvre, à une démission non à une liberté supérieure. Merleau-Ponty, fraîchement revenu d’une philosophie de l’Histoire qu’il faisait s’équivaloir avec le marxisme, dans un article du Monde daté du 3 juin 1958, raille les français qui “créent des situations enivrantes pour oublier les problèmes réels et qui vont de ce pas, plutôt qu’à la guerre politique, à une sorte de néant politique.” Et l’individu Lefebvre de protester : que peut un peuple mis dans une situation de spectateur, impuissant, contemplant le spectacle de la “représentation” ? L’idée dogmatique de l’Histoire dominée par le philosophe s’était effacée, chez Merleau-ponty,  au profit du réalisme tragico-comique de l’histoire subie. De l’échec de la domination théorique au réalisme de la résignation pratique ? Henri Lefebvre, commentant la pointe de Merleau-Ponty adressée à l’irréalisme des français, s’interroge : qui a réellement droit à la parodie, puisqu’il est question de savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ?
  • “Sur la scène politique, lentement, péniblement avec le dénouement de mai-juin 1958, s’est déroulé le scénario de l’impuissance d’un peuple. S’il y eut irréalité, ce fut celle de ce peuple dépossédé de son âme et de son esprit, et qui croyait le récupérer. L’apparence et la représentation supplantèrent la réalité. De la mise en scène à la magie des mots et des mots-fétiches aux hommes-fétiches, il n’y a pas loin. Nous avons assisté à notre drame.” (7)
  • En quoi les notions “d’irréalité” ou de “parodie” éclairent-elles la situation française en mai-juin 1958 ? Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui relève de la parodie dans le discours de De Gaulle du 4 juin au forum d’Alger ? Quelle démocratie pour l’Algérie, “ce double monstrueux de la France” (8), ce miroir grimaçant qui inverse les signes de la réalité et de la parodie démocratique ?
  • “Pour décrire cette situation, je ne vois d’autres concepts que celui d’aliénation politique. Les notions d’irréalité ou de mystères que je viens de citer, me paraissent inadéquates. Cette aliénation politique atteint le maximum chez les ultras. Ce sont véritablement des aliénés. Leur exaspération suppose à la fois le sentiment suraigu de la grandeur nationale, le sentiment suraigu de l’humiliation et un conflit accablant entre les deux, proche du pathologique, et sans issue que la haine et la violence.” (9)
  • Puis Lefebvre ajoute :
  • “Je viens de parler en philosophe (marxiste). Je sais d’ailleurs que cette description n’est que philosophique. Et change peu de choses (encore qu’une vraie conscience de la situation puisse aider à la dominer). La réalité de cette aliénation politique tient aux forces réelles en présence, et aussi la réalité de la “désaliénation” éventuelle.”
  • Qu’aurait à dire “la subjectivité critique” si elle ne faisait que défendre un système politique contre un autre ? A ce jeu d’opposition, la “démocratie” emportera tous les suffrages, mais rien ne sera dit sur les processus qui font d’un homme fétichisé (De Gaulle) le sauveur du politique, qui détournent un peuple de sa puissance expressive ou qui transforment un individu en bon sujet de la grandeur nationale. C’est dans La critique de la philosophie de l’Etat de Hegel que Lefebvre trouve l’idée d’une aliénation politique effet de cette “dialectique mystifiée” de l’Etat et de la société que Marx reproche à Hegel. Dans la prédominance hégélienne de l’Etat sur la société civile (bügerliche Gesellschaft), le rationnel (l’Etat) s’impose à un réel (la société civile) aussitôt dévalué. Pour prétendre à la valeur, dans le système hégélien, il faut que la particularité naturelle s’abolisse au profit de l’universel rationnel ce qui pour Marx (et pour Lefebvre) équivaut à mettre la société civile sous la tutelle de l’idée. La politique de l’Etat reste le but imminent. En cela, le fait politique que la société civile (ensemble des rapports qu’entretiennent entre eux les hommes qui se mettent au travail pour satisfaire leurs besoins tout autant que la réalité humaine qui s’affirme dans ce tissu de relation et d’interrelation) soit “représentée” n’est pas en soi un problème. Ce que le critique marxiste pense comme une aliénation politique est envisagé, dans un retour à Hegel, comme une libération des particularités naturelles. Cette libération est dépassement de toutes les formes sociales non politiques, de la famille à la société civile dans son ensemble. N’y aurait-il pas retour à Hegel dans le renversement proposé par Merleau-Ponty : réalisme de l’Etat contre irréalité, parodie et “néant politique” ? En ce sens, Hegel ne serait-il pas, avant et après Marx, la référence implicite de tous les réalismes politiques, lui qui de l’avis de Marx a transformé dans sa “dialectique mystifiée“, le plus réel en irréel et le plus idéal en plus réel ? N’y a-t-il pas dans tous les réalismes politiques (réalisme de l’Etat, de l’institué) une mystification idéaliste ? Autrement dit, le réalisme politique n’est-il pas en son essence mystification idéaliste d’un réel politique que la raison politique ne peut dominer qu’en l’aliénant à des fétiches. Thèse de Marx reprise par Lefebvre : “Le social est, Marx l’a montré, vérité de la politique, antisymbolisme, antireprésentation. Il est concrètement ou il n’est pas.” (10) Mais cette “vérité de la politique” peut-elle encore être dite politique ?
  • Ce qui est en jeu, ce que Lefebvre cherche à saisir, ce qui conditionne l’aliénation politique, il faut le chercher du côté des ressorts qui légitiment l’institution d’un pouvoir. On ne prête pas suffisamment attention à cette méfiance (spontanée ?) de la critique marxiste de l’après 56. Il y a derrière la dénonciation d’une aliénation politique une suspicion à l’égard du pouvoir, un pouvoir que n’exclut pas “la position démocratique“. La “dialectique mystifiée” de l’Etat et de la société a pour première conséquence de faire passer le pouvoir en contrebande en le dissimulant derrière la mesure de l’idéal. Il n’y a pas simplement perversion instrumentaliste de l’idéal, perversion d’un Etat qu’il faut justement corriger en fonction d’un idéal supérieur. La “perversion instrumentaliste de l’idéal” n’est rien d’autre qu’un leurre idéaliste qui tend à préserver l’idéal en accusant les moyens de sa réalisation. L’adversaire n’est jamais, pour Lefebvre, la puissance mais le pouvoir, c’est-à-dire l’essence de l’idéal. Celui qui entend “essence” dans une perspective idéaliste se dira que l’essence de l’idéal ne peut être qu’une idée. Marx écrit, dans la sixième des Thèses sur Feuerbach :  ” “L’homme” non abstrait est l’ensemble des rapports sociaux”. Il envisage par conséquent une conception non idéaliste de “l’essence”. L’essence de l’homme est une réalité historique et non une réalité en soi. Il s’agit pour Marx de décrire comment l’homme se produit dans l’histoire à travers un ensemble de rapports fondamentaux. L’essence est donc un rapport entre des forces matérielles. Reformulons : “l’idéal” non abstrait c’est le pouvoir. L’idéal n’est pas une entité abstraite coupée de l’histoire qui trouverait à se réaliser avec plus ou moins de bonheur ici ou là. Cet idéal là n’est qu’une vue de l’esprit. Lefebvre en laisse l’instruction à tous ceux qui se sentent encore concerné par la démonstration ontologique de l’existence de Dieu. L’ensemble des rapports de force qui produisent ce qu’on appelle “idéal”, voilà la seule essence de l’idéal. Cet ensemble de rapports de force peut être nommé “pouvoir”, étant entendu qu’il ne saurait y avoir de rapports de force entre des acteurs matériels sans limitation des puissances entre elles. La raison renoncerait à elle-même en renonçant à l’idéal ? En renonçant à l’idéalité de l’idéal, en faisant de l’essence de l’idéal le pouvoir, c’est au pouvoir que la subjectivité critique renonce et non à un libre usage de sa raison. Cette critique n’est pas une mortification. Elle part plutôt, chez Henri Lefebvre, de la conscience d’une déchirure entre raison du “politique” et raison du “philosophe”. C’est en prenant le pouvoir au lieu même de son énonciation que la critique peut enfin ne plus se laisser abuser par une idéalité comme masque du pouvoir. Car si le pouvoir est l’essence de l’idéal, l’idéal en est son recouvrement. Dissimulé dans l’idéal, le pouvoir est reconduit chaque fois qu’un quelconque idéal est réaffirmé. La critique de l’idéal, condition d’une libération de puissance, a toujours affaire à la résistance des plus cyniques pouvoirs et des plus tristes aliénations. Comment des hommes peuvent devenir des “hommes de pouvoir“ ? Comment le pouvoir de l’expert se trouve justifié pour que l’expert puisse avoir un pouvoir de décision politique qui engage l’ensemble de la communauté des hommes ? C’est bien au nom d’un idéal d’objectivité que l’expert est justifié en sa qualité d’expert à émettre son avis d’expert. L’affirmation de l’idée sur le réel n’est-elle pas le marchepied des hommes de pouvoir, le préalable sur lesquels ils pourront construire la légitimité d’une action au nom de tous ? L’essence de l’idéal d’objectivité c’est le pouvoir que confère la mise en pratique de l’idéal dans une situation de décision où l’objectivité devient critère d’exclusion des discours « illégitimes ».
  • Derrière l’aliénation politique, entendue comme aliénation au politique, se trouve une aliénation sociale. Aliéné à l’idéal (religions, morales, doctrines juridiques abstraites, Etat…), les hommes de la société civile abdiquent leurs libertés concrètes au profit d’abstractions censées dépasser les particularismes et élever l’homme à l’universel. C’est le rôle que Hegel assigne à l’Etat, un rôle contesté par Marx. Ce n’est pas l’Etat qui doit fonder la société civile, pour Marx, mais la société civile qui doit fonder l’Etat, seule condition d’une libération concrète. Autant dire que la question de la nature du régime, fut-il “démocratique”, est secondaire.
  • “Remarquer que Marx est démocrate n’a aucune signification aussi longtemps qu’on n’a pas précisé ce qu’il entend par démocratie. Or, pour lui, elle n’est pas un régime politique déterminé ; elle n’est même pas une théorie philosophique visant la constitution du seul monde politique.” (12)
  • En amont se pose une question autrement plus fondamentale : quelles aliénations empêchent le renversement opérés par la critique de la philosophie hégélienne de l’Etat  de se réaliser concrètement ? Si l’aliénation avant d’être politique est sociale, c’est dans la société civile (ce qui implique que l’on sache au mieux ce qu’elle est, objectif que visera la sociologie critique) que se joue la première dépossession de la liberté concrète au profit d’une liberté dont l’Etat sera abstraitement le garant. Sur la question de l’Etat pour Lefebvre, le marxisme politique, est rentré, suite à la dégénérescence stalinienne, dans un conflit avec la philosophie marxiste provoquant par là une crise du marxisme aussi bien politique que philosophique. Derrière elle, une crise de l’individu Lefebvre. Il faut en effet en conclure, pour Lefebvre, partageant ainsi la position des corédacteurs d’Arguments, que l’aliénation n’est pas simplement aliénation au politique mais aliénation au marxisme politique. Ce déplacement de la question (de la politique dite “bourgeoise” au marxisme politique) fait basculer, après 1956, le marxisme philosophique dans un non lieu et renvoie le philosophe à son impuissance pratique. En 1958, dans Problèmes actuels du marxisme, Lefebvre écrit :
  • “Les marxistes ont accepté, au nom du marxisme comme politique, des aliénations que le marxisme devait rejeter et rejette comme philosophie ? Une doctrine qui annonçait une telle vérité, avec une telle sévérité critique, n’aurait dû couvrir aucun mensonge.” (13)
  • Faisant références quelques lignes plus tôt à l’affaire Rajk, Lefebvre se trouve en face d’un triple problème : le mensonge politique est-il une coupable déviation du marxisme de Marx ou une nécessité du politique ? Si le marxisme politique ne peut se différencier de tout autre système politique, bien plus encore, s’il établit un système politique qui entre en contradiction manifeste avec les principes fondamentaux du marxisme philosophique, ne faut-il pas en conclure que la philosophie marxiste a été historiquement défaite par la dégénérescence avérée du marxisme politique ? Si tel est le cas, si la philosophie marxiste disparaît avec le marxisme politique, qu’est-ce que cela signifie pour le philosophe ? Plus exactement, en précisant ce qui distingue la philosophie marxiste d’une autre philosophie, on pourra être capable de savoir ce que ne doit pas être une philosophie pour se maintenir au-delà des catastrophes de l’histoire.
  • Marx et Nietzsche furent les premiers à envisager une forme spécifique d’aliénation, une aliénation philosophique. Il y a en cela des points de convergence entre le chapitre “Des préjugés des philosophes” dans Par-delà bien et mal et l’Idéologie allemande ou les Thèses sur Feuerbach. A une différence près, une différence fondamentale que Lefebvre souligne déjà dans L’existentialisme en 1946 dans un chapitre consacré à ce qu’il nomme “l’existentialisme magique” auquel il rattache le nom de Nietzsche :
  • “Jamais Nietzsche n’a clairement supposé une médiation sociale entre l’individu, la vie, le cosmos. Sur un fonds brutalement impersonnel s’érige paradoxalement la conscience individuelle, centre de clarté, de réflexion d’intelligence, par lequel chaque être se détache sur le fonds obscur – frêle barque sur l’océan ténébreux de la vie cosmique.” (14)
  • L’aliénation philosophique chez Marx a des incidences directement politiques. Si les préjugés des philosophes éloignent l’homme de sa propre puissance ce n’est pas au sens où ils viendraient recouvrir l’appréhension instinctive d’un fond obscur mais en ce qu’ils empêchent une pleine et entière compréhension des médiations sociales. Plus encore, l’aliénation philosophique est certainement la pire des aliénations puisqu’elle se dissimule dans une compréhension du monde et des hommes qui se veut critique à l’égard de toutes les aliénations mais cette critique, pour ne pas être réflexive sur sa propre situation politique et son refus de l’historicisation, s’enferme en elle-même substituant à la réalité humaine une irréalité idéelle. Dans sa prétention à l’universel abstrait, la philosophie peut finir par aliéner toutes possibilités de réalisation, dans la vie quotidienne des hommes, d’un universel concret. De là cette méfiance de Marx à l’égard de la philosophie et l’ambiguïté de la philosophie marxiste. Alléger la philosophie marxiste de sa critique de l’aliénation philosophique, une critique qui doit nécessairement devenir pratique pour ne pas s’enfermer philosophiquement dans le cercle de la réflexivité spéculative, revient à lui retirer sa signification. La philosophie marxiste n’a de sens qu’en tant qu’elle se réalise dans un dépassement de la philosophie, dont le système hégélien reste la manifestation théorique la plus exemplaire. Autrement dit, le clivage entre philosophie marxiste et politique marxiste, plus exactement entre critique marxiste (la philosophie devant se réaliser, nous l’avons vu, comme critique) et pratique politique doit être pensé comme une crise radicale pour la philosophie marxiste et pour elle seule, cette question radicale ne se posant pas pour une philosophie qui se satisferait de la contemplation de sa propre cohérence systémique ou de son retrait du monde. Ramenée sur terre, la philosophie comme critique s’interroge radicalement sur sa situation historique.
  • « Voici le paradoxe : le rôle et la fonction de la philosophie s’estompent au moment où la philosophie envahit tous les domaines. Le pouvoir de la philosophie s’affaiblit au moment où il n’y a plus de pouvoir sans philosophie. Aussi voit-on les philosophes sortir de la philosophie, chercher une issue, atteindre influence et pouvoir par le roman, le théâtre, l’essai, le pamphlet, l’action…” (15)
  • Sortie de la philosophie marxiste et embrigadement doctrinaire de la philosophie marxiste à un pouvoir d’Etat sont l’envers et l’endroit d’une même incapacité à penser lucidement la situation de crise que connaît la critique marxiste pour Lefebvre. Dans les deux cas c’est la dimension critique du marxisme de Marx qui disparaît. Entre la dilution de ces principaux concepts (dialectique, aliénation, devenus “la tarte à la crème des philosophes, apprentis ou chevronnés”) et leur instrumentalisation grossière ne reste qu’un “vide spirituel” qui bénéficie au retour de valeurs qu’on l’on aurait pu croire dépassées. “Ces “valeurs” reviennent combler les vides que la critique marxiste a creusés sans les remplir d’une substance neuve et vivante.” (16) Au lieu de se crisper dogmatiquement sur la déviation d’une orthodoxie jamais remise en question, la critique, pour Lefebvre, devrait se demander plutôt, alors que le marxisme politique connaît ses plus grandes difficultés, pourquoi “la pensée philosophique avance en se situant sur le terrain du marxisme.
  • « Cette situation fait partie intégrante d’un moment historique, et d’une crise générale de la philosophie, aspect d’un ensemble de crises. Que peut, que veut aujourd’hui le philosophe ? Suivre à la trace le savant ? Vulgariser, mettre en forme certains résultats momentanés des sciences ? Travail de seconde zone, de seconde main, qui discrédite la philosophie.” (17)
  • C’est donc dans une lutte contre toutes les aliénations, y compris et surtout les aliénations philosophiques, que Lefebvre pense pouvoir sortir de cette “crise générale“. Refusant de s’assujettir à un pouvoir d’Etat, d’accepter sans conception la situation de conseillé des princes, il délimite les contours d’une « subjectivité critique« . Lefebvre refuse la scission entre individu “privé” et individu “public”, la seule voie pour lutter contre le subjectivisme qui porte toujours en lui la forme d’un désengagement et le contenu d’une démission. Pour autant, à moins de sombrer dans un moralisme sacrificiel, l’individu doit être défendu. Sa résorption idyllique dans un corps social pacifié ayant dépassé toutes les contradictions est un non sens.
  • “Aujourd’hui le marxisme vivant commence par l’analyse objective de ces contradictions. Il se continue par l’examen critique des excroissances, superfétations, exagérations, greffées sur l’arbre vivace.” (18)
  • Le recours à la notion d’aliénation peut seul, pour Lefebvre, assurer la pertinence et la continuité de la critique marxiste par-delà les impasses du marxisme politique. Mais cette notion doit maintenant être envisagée à partir d’une critique radicale (formule récurrente de La Somme et le Reste) de ces impasses et de leurs conséquences philosophiques. La critique marxiste doit devenir critique des contradictions que porte en lui le marxisme qu’il se dise politique ou philosophique. Elle est en quelque sorte la tentative dialectique (entendu que ce terme puisse être utilisé autrement que comme une tarte à la crème dogmatique inconsciente de son usage) de dépasser les contradictions portées par le marxisme. La critique marxiste serait donc l’hypothèse renouvelée d’une critique du marxisme qui n’en aurait pas encore fini avec le marxisme. Non pas marxisme, encore moins anti-marxisme, mais développement d’une pensée de la contradiction vivante, lucidement revenue de l’image d’Epinal, celle qui voit le prolétariat enfin uni, renversant comme un seul homme la classe des exploiteurs avant de réaliser la paix sur terre.
  • “Mais ces perspectives débordent notre exposé. Il suffit ici de les signaler, en fonction du rôle de la philosophie et du philosophe : la lutte sans défaillance contre toute aliénation qui restreint la participation croissante de l’individu à l’ensemble des pouvoirs de l’homme social. Ce qui ne peut s’accomplir sans aiguiser à neuf le tranchant de la critique dialectique.” (19)

 

………….

(1)     H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., Le témoin, p. 156.

(2)     H. Lefebvre, op. cit., p. 164.

(3)     H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., pp. 157-158.

(4)     A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Appendices, Caractère du vouloir-vivre, Paris, PUF, 1966, p. 1085

(5)     H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., p. 162.

(6)      H. Lefebvre, op. cit., p. 163.

(7)     H. Lefebvre, op. cit., pp. 170-171.

(8)     H. Lefebvre, op. cit., 171.

(9)     H. Lefebvre, loc. cit.

(10)  H. Lefebvre, op. cit., p. 174.

(11) J.-Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, Ch. V, L’aliénation politique, 3 « Critique de l’aliénation politique », Paris, Editions du Seuil, 1956.

(12) L.-J. Calvez, op. cit.

(13) H.  Lefebvre, Problèmes actuels du marxisme, Paris, Puf, 1958, p. 9.

(14) H. Lefebvre, L’existentialisme, op. cit., pp. 117-118.

(15) H. Lefebvre, Problèmes actuels du marxisme, op. cit., p. 20.

(16) H. Lefebvre, op. cit., p. 12.

(17) H. Lefebvre, op. cit., pp. 19-20.

(18) H. Lefebvre, Problèmes actuels du marxisme, Conclusion, op. cit., p. 118.

(19) H. Lefebvre, Conclusion, op. cit., p. 126

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