Frédéric Beigbeder, la branlette durera cent ans.

Frédéric Beigbeder, la branlette durera cent ans

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Reprise et ajouts, 2013 – Texte rejeté par les éditions Flammarion.

Ce texte est aujourd’hui impubliable en France dans la presse écrite. Aucun journaliste critique, décalé, subversif est capable de porter ce genre d’analyse dans les médias. Vous avez dit pouvoir les branleurs?

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« Eh bien, oui : ce schizophrène bisexuel a INVENTE, vous m’entendez, INVENTE le roman du XXIe siècle et n’a pas l’intention de changer de fusil d’épaule. Sa force est justement de ne pas ses déjuger, de creuser le même sillon, toujours plus superficiellement profond. Aucun écrivain de la planète n’ose aller aussi loin dans l’étalage du N’IMPORTE QUOI. Bret Easton Ellis enfonce toujours le même clou : il n’écrit pas pour nous plaire, il écrit pour nous crucifier. Il est l’auteur le plus radical et intransigeant que je connaisse. Et voici ce qu’il nous dit : la réalité n’existe plus ; la justice est illusoire ; tout le monde veut être un top model ; la seule manière de différencier les habitants de cette planète est le logo sur les vêtements ; on attrape froid dans les restaurants à la mode ; les VIP perdent la mémoire ; la drogue et le sexe sont des palliatifs provisoires ; seul le meurtre est distrayant ; les deux seules choses qui comptent sont le fric et l’éjaculation dans des orifices étroits ».

Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, à propos de Glamorama de Bret Easton Ellis, Paris, Grasset, 2011.

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  • A quoi sert le Beigbeder-Ellis-orifices-étroits ? A décerveler. Le torero qui entre dans l’arène sait que la réalité existe ; un père qui récupère la garde de son enfant sait que la justice n’est pas illusoire ; toutes les femmes ne se rêvent pas en cintres ; les hommes se différencient par bien autres choses que la marque de leur slip ; il est toujours possible de ne pas aller manger dans un restaurant à la mode ; c’est quoi un VIP ? ; la drogue et le sexe n’ont de rapport que pour ceux qui se droguent ; le meurtre est rarement distrayant pour la victime ; les deux seules choses qui comptent, pour un crétin décérébré, se sont sûrement le fric et l’éjaculation dans des orifices étroits.
  • American psycho est un roman total, une œuvre « indépassable », ajoute Beigbeder. « Tout est là : la puissance du capital, la maladie mentale de Wall Street (vingt ans avant la faillite de Lehman Brothers), la violence sadienne, l’érotisme tordu des enfants gâtés de l’Amérique, la solitude urbaine, l’humour noir glaçant, le cynisme confinant au nazisme. » Le cynisme est indépassable, American psycho pousse le cynisme jusqu’au nazisme, American psycho est donc indépassable. « Vingt ans après sa publication, American psycho continue de congeler toute la littérature du siècle suivant. American psycho n’a pas seulement prédit l’apocalypse : ce texte est l’Apocalypse de notre temps. Or Apocalypse signifie Révélation. Après Psycho, que se passera-t-il ? » Le constat, je l’admets, est cruel mais qu’American psycho excite le voyeurisme morbide d’un cynisme pervers qui se tient à la fine pointe de la société techno-marchande, dans sa version cyber-nombriliste, ne nous enseigne pas sur l’état de la littérature.
  • Entretenir à tout prix l’illusion de la transgression, le frisson de la provocation pure. Le cynisme en vogue, c’est cela toute sa perversité, présentera toujours le vice comme un agent de liaison, une nécessité et un monument de vertu. Que vise en effet ce cynisme « qui confine au nazisme » ? A anéantir, à imposer le faux comme seul vérité et la jouissance morbide comme un sommet de délectation raffinée, tout cela sous couvert d’arguments éthiques. Celui qui décrit avec soins des femmes en train de se faire découper les organes génitaux sur un air de Phil Collins, dans une cuisine high-tech new-yorkaise et branchée, ne peut être « qu’un moine refoulé qui appelle au secours ». L’œuvre radicale se meut ainsi en monument indépassable de moralité, voire de salubrité publique.  Joli. L’indépassable du moment n’est pas American psycho mais l’imaginaire exténué qui place ce genre de production au firmament de la littérature comme l’indépassable du moment. La littérature de demain pourrait en tenir compte. De la citation de l’Enfer de Dante, « Abandonne tout espoir, toi qui pénètre ici… », au deux mots en lettres capitales « SANS ISSUE » qui concluent le roman De Bret Easton Ellis, le cynisme contemple, comme le note justement Alberto Eigner dans Le cynisme pervers, « la construction d’un espace où il pourra emprisonner son objet ». Tout est dit, tout est là, c’est fini, la place est sans issues, Apocalypse, Beigbeder, rideau.
  • « La littérature est bel et bien le seul endroit où le nihilisme est conciliable avec l’espoir, la beauté, la résurrection », conclut Beigbeder. Après les pages de vivisections, les arrachages de molaires, les massacres à la tronçonneuse et Phil Collins, ayons le bon goût littéraire de discuter espoir, beauté, résurrection. Il fallait peut-être nous le souffler plus tôt ! L’agrafage de vagins, c’était pour la bonne cause, la bonne cause du Bien, le paradis des mauvaises intentions, la perversité comme source intarissable d’inspiration. La littérature n’aurait plus qu’une seule fonction : réconcilier cynisme et moralité, obscénité et pureté, intentions dégueulasses et belles aspirations. Un dénommé Denis Gamache, sous le titre Frédéric Beigbeder : Quand le cynisme devient une marque de commerce, recopie pieusement le prêche cynico-rédempteur. Pieusement, j’enfonce le pieu : « Cynique. Pessimiste. Morose. Trois qualificatifs qu’on peut attribuer aux livres de Frédéric Beigbeder. Pour nous, libraires, ce ne sont généralement des mots qui n’aident pas à vendre un livre. Mais chez Beigbeder,     c’est devenu sa marque de commerce (oui, oui, une marque de commerce Frédéric BeigbederMD, ne lui en déplaise). Comme une drogue, la “Beigbedecstasy”, elle nous incite à lire – et à conseiller ! – toute son œuvre. Parce que derrière ses thèmes très sombres, Beigbeder montre aussi l’espoir. L’espoir que tout ira mieux demain. Pour ses personnages, oui, mais peu être aussi un peu pour nous, le lecteur, l’être humain. » Un kleenex ?
  • « Autant dire les choses d’entrée : « Vacances dans le coma » est un livre raté. Malheureusement, c’est aussi mon meilleur livre. (…) Qu’un roman pareil puisse trouver un éditeur en poche de nos jours est inquiétant pour notre société ». (Frédéric Beigbeder, Vacances dans le coma, Paris, Grasset, 1994). Beigbeder… Un nom qui claque comme une promesse, celle de la lucidité et de la déglingue, de la conscience et du coma. Beigbeder, alliage parfaitement actuel du cul, du culte et de la culture. Homme universel, parangon pour notre temps, Beigbeder a depuis longtemps réglé le problème de la critique. Dans ses livres, dans ses films, sur son lit, ses amis, sa critique et sur lui-même, Beigbeder partage avec tant d’autres cette passion du siècle : il est éméophile, il est ami du vomi. Une éméophilie complexe, subtile, sophistiquée si l’on veut. La gerbe, de son point de vue, ce n’est pas le bouquet. « Vomir du sang au réveil sur un couvre-lit de marque Souleiado n’est pas la solution », écrit-il dans Vacances dans le coma.  C’est que Beigbeder partage aussi ce constat avec bon nombre de ses semblables : il n’y a pas de solution. « Il a connu le vertige des grandes nuits. Mais il sait aussi que là n’est pas la solution. Boire une bouteille d’armagnac par soir n’est pas une solution. Refaire des barricades, brûler une 205 GTI devant le Mc Donald’s de la rue Soufflot, bastonner des immigrés ne sont pas des solutions. Découper des femmes en morceaux pour les ranger au frigidaire n’est pas une solution ». A la différence de Bachar al Assad, Beigbeder n’a pas de véritables ennemis. C’est un homme de papier. Qui cherchera querelle à celui qui se vomit dessus ? Qui accusera de nullité celui qui fait de la nullité son viatique en invitant les copains, si ce n’est le jaloux ? Le livre de Beigbeder est raté, c’est évident. Il est le premier à nous le dire dans une préface iconoclaste et tellement décalée. Mais, soyons francs et honnêtes, est-ce sa faute si notre société publie de telles sottises ?
  • « Il faut être très intelligent pour faire un film aussi bête », s’exclamait le promoteur du film La clinique de l’amour, un petit film sans prétention comme il y en a beaucoup. L’amour dure trois ans, de Beigbeder est de ceux-là. Il y a, c’est un indiscutable acquis, bêtise et bêtise. Quelle ignorance coupable que d’ignorer cette distinction essentielle.  La première, réservée aux véritables crétins, est simplement bête. Bêtise triviale si l’on veut, bêtise plébéienne. En un mot, la connerie. La seconde, plus bête que la bêtise elle-même nécessite, pour être atteinte, un surcroît de lucidité. Bêtise élitiste en quelque sorte, bêtise beigbedéienne. En un mot, l’intelligence. La bêtise beigbedéienne se transcende, accède, c’est là sa force, à une dimension littéraire, créatrice dirons-nous. Le vomi, sur le même principe, n’est pas du vomi mais du champagne pour celui qui sait s’affranchir des phénomènes. Les dogmatiques n’ont pas compris qu’il y avait justement des degrés de nullité, que le plus nul que le nul pouvait cacher des trésors d’intelligence. Que c’était même cela le secret de la nullité : plus nul que le nul, le génial ; plus con que le con, le brillant ; plus vomi que le vomi, le champagne et les petits fours.
  • Beigbeder, n’est-ce pas génialement nul ? Avez-vous bien regardé la nullité en face ? Ne voyez-vous pas, sombres idiots au premier degré, crétins de supermarché, à quel point il y a du talent chez Beigbeder, et de l’intelligence aussi, dans sa façon toute personnelle d’être bien plus nul que vous ne l’êtes déjà ? C’est tout simplement que la nullité ne suffit pas à qualifier une œuvre, vieux réalistes que vous êtes. C’est nul, dites-vous ? Mais encore ? C’est ici que cela devient passionnant, que la critique se doit de trancher net entre le mauvais vomi et le bon. De quel type de vomi parlons-nous ? Causons consistance et texture. Mettons-y les mains. Connaissez-vous au moins la vomithérapie  dont vous entendrez sans doute parler en ces termes à la sortie du cinéma : « c’était vraiment n’importe quoi mais ça fait du bien ».
  • Si vous ne parvenez pas à rendre le meilleur du nul, c’est que vous réfléchissez trop, votre obsession du sens vous empêche de jouir du vomi, du champagne et de Beigbeder. Pire, c’est cette même obsession qui vous rendra ennuyeux aux yeux des plus malins. « Lâchez-vous mon vieux, oubliez la dialectique du sens et du non-sens, ce vieux modèle n’a que trop duré. Votre dialectique nous emmerde. Lisez plutôt Beigbeder, Mémoires d’un jeune homme dérangé, vous y trouverez ceci » : « Marc plaignait ceux qui n’avaient pas enduré le même training : ils passeraient leur vie à être Vrais. Quel ennui ! » La vérité, quelle vérité ? Ayez au moins le goût d’être absolument faux, complètement nul ou franchement mauvais.
  • Beigbeder, si l’on réfléchit bien – et nous sommes là pour ça – c’est la conscience lucide. En affichant d’emblée ses insuffisances, il se situe au-dessus, au-delà, epekeina écrivait Platon.  C’est beau epekeina pour Beigbeder, c’est une belle formule. Beigbeder, quand on y pense – et nous essayons de nous y mettre – c’est le meilleur d’entre nous, celui qui se charge de tout, le taulier de la boîte. Celui qui s’épanche et qui absorbe. Le maître des éponges, comme il y a le maître des clés dans Matrix et le maître d’école dans La gloire de mon père. Il l’écrit dans son Auto-critique en guise d’avant-propos : « Maintenant que je suis critique à “Elle”, personne n’écrira cela, alors je suis obligé de faire le sale boulot ». Perché.
  • Beigbeder nous l’enseigne, le système est trop fort. Il le disait déjà à Richard Millet avant qu’il n’entamât sa funeste descente. En 2005, dans un entretien accordé à l’Express, il affirmait ceci : « Dans Voici, j’arrive à parler de Georges Bataille ou de Mikhaïl Boulgakov derrière une couverture sur Steph de Monac’. J’essaie d’être pédagogue et j’en suis fier, quel que soit le nom que l’on donne à cet exercice. Je mets de la littérature partout où c’est possible. C’est ma façon de me battre. » En 2008, Beigbeder s’affiche torse nu sur les murs des métros. Il tient dans les mains La société de consommation de Jean Baudrillard. Quel monument de subversion. Un des plus grands intellectuels français, mort quelques mois auparavant, placardé dans une publicité pour les Galeries Lafayette  en compagnie de Beigbeder, l’homme qui se bat pour la littérature.
  • Bien sûr, il y a des mécontents. Laissons-leur un peu la parole – nous sommes en démocratie tout de même –  et passons pendant ce temps une page de pub. « C’est dégueulasse », s’exclame l’universitaire qui boucle avec peine sa thèse sur le problème de la récupération de la critique dans la logique culturelle du capitalisme tardif. » « C’est quoi ce livre ? », s’interroge l’usager un peu myope de la ligne 10. « Il est malin ce Beigbeder, il s’affiche dans une publicité pour les Galeries Lafayette en feignant de lire une critique de la société de consommation », rumine un troisième.
  • Trahison cynique de l’auteur ? Basse compromission mercantile d’une maison d’édition ? Détournement salaud d’une œuvre intellectuelle ? Irrespect vis-à-vis d’un mort ? Quel pathos incroyable, remballez vos questions. Beigbeder, ne vous en déplaise, a bien lu Baudrillard, qui écrit, à son corps défendant, dans Les stratégies fatales : « l’énergie de la pensée elle-même est cynique et immorale : nul penseur qui n’obéit qu’à la logique de ses concepts n’a jamais vu plus loin que le bout de son nez. Il faut être cynique sous peine de périr, et ceci, si on peut dire, n’est pas immoral, c’est le cynisme de l’ordre secret des choses ». Bien vu.

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