Dans quel sens se tape-t-on le vide ?

Dans quel sens se tape-t-on le vide ?

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« Peut-être ne faudrait-il publier que le premier jet, avant donc de savoir soi-même où lon veut en venir. » (Emil Cioran, Ebauches de vertige).

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  • Le vide de sens de la vie moderne est un mythe. La vie est vide de sens tout court. Moderne ou pas. Archaïque ou cybernanthropique. L’éternelle question est plutôt de savoir dans quel sens on se tape le vide. Cette question, indécidable a priori, trouve pourtant une réponse simple en un lieu inattendu pour l’intellectuel philosophe qui ratiocine puissamment : dans la vie elle-même. La vie, vide de sens, s’oriente naturellement vers la vie. Pour l’homme, vers la reproduction. On ne trouve jamais un sens à sa vie comme ça, en lisant un livre, en ouvrant le journal, en écoutant un philosophe à la radio le matin. Internet ne change rien et Twitter pas plus. On ne trouve pas le sens, la vie le fait, en règle générale, à notre place. Elle se veut elle-même à travers nous ou nous nous voulons nous-même à travers elle. Et cela à travers les âges. « De tout temps », écrivent les élèves bacheliers qui ont au moins la conscience lucide d’être dépassés temporellement par la question posée.

  • Recensez les innombrables niaiseries sur le sens de la vie, la perte du sens de la vie, la désorientation du sens de la vie et vous constaterez à quel point l’idée selon laquelle nous devrions trouver du sens s’impose à tous. A Julie aussi. Trouver du sens à sa vie comme on trouve des cèpes ou un trèfle à quatre feuilles. Ce que tu fais n’a pas de sens, c’est insensé, il faut que tu trouves un sens à ton action…. Nous connaissons ces formules et la terrible évidence qui les accompagne. Le vide de sens serait même aujourd’hui, paraît-il,  de plus en plus effrayant. Ah bon ? Qu’est-ce qui aurait donc causé cet étonnant vide de sens ? L’existence serait-elle une grosse bassine pleine de sens avec une bonde au fond ? Un étourdi aurait-il retiré par mégarde le bout de plastique faisant s’écouler le sens dans l’autre sens ? Les hommes se précipiteraient alors avec de grosses éponges, des magazines Philo plus, spongieux, pour ramasser les dernières gouttes de sens.

  • Vous me direz que les hommes ont toujours cherché du sens, dans les religions, dans les pierres, du côté de la lune et du soleil. Disons plutôt qu’ils se réappropriaient le sens que la vie leur donnait en se reproduisant. A partir de là, ils brodaient, ils encensaient, louaient le sens sans cesse et se reproduisaient sans trop se poser de questions. Ils changeaient parfois, prenaient l’autre sens, censé faire mieux que le précédent sans cesser, vous l’avez compris, de se reproduire. Durant cette longue période, les hommes inventaient le sens, ils ne le cherchaient pas comme des mendiants quémandent la pièce. « Donnez-nous du sens », gémissent aujourd’hui les hommes ? « Où est le sens, on a perdu le sens bon sang ». En eux, la vie ne se fait peut-être plus assez entendre et la reproduction supposée régler le problème peine à accomplir son essence naturelle de sémaphore. L’homme désespère tellement de ce qu’il fait de la vie, de cette propension humaine, rien qu’humaine à tout bousiller, qu’il ne l’entend même plus.

  • Dans quel sens se tape-t-on le vide quand l’évidence de la reproduction s’efface ? Voilà la grande question. Mais au lieu d’y répondre, c’est-à-dire de faire quelque chose avec ce vide, les hommes de la dernière demi-heure se désespèrent de voir fuir le sens. Nus sur le bord de la route, ils se plaignent de s’être fait voler les sens au lieu de marcher. Ils s’en remettent même à des marchands qui passent avant la nuit avec des gros sacs de sens pour boucher leur trou. C’est à n’y rien comprendre. Admettons que vous n’entendiez plus très bien le sens de la vie, cette histoire de reproduction qui a toujours fait le plein. Admettons. Mais faites au moins un effort avec le vide. J’en vois d’ici qui ne font rien prétextant qu’ils n’ont pas trouvé les sens de la vie. Demain matin, tapez-vous sur le vide et pompez.

  • Lorsque que Jean-Paul Sartre ou Vladimir Jankélévitch réfléchissaient à la liberté, au choix, aux états de conscience, ils n’étaient pas en face du rayon dentifrice au supermarché. Sur plus de dix mètres, une centaine de tubes bariolés, du blanc crème au vert mentholé en passant par le bleu azur et le rose bonbon, le tout organisé en nuancier Pantone. Leurs exemples étaient nobles. La guerre pour Sartre ; la mort pour Jankélévitch. Cher maître, dois-je partir faire la guerre ou rester auprès de ma mère, demande un étudiant à Sartre. La situation bien connue de L’existentialisme est un humanisme n’est pas sans rappeler celle de l’impétrant djihadiste. L’hypothèse n’est pas soulevée mais il est autrement plus puissant de penser que l’on a choisi de partir faire la guerre – les raisons suivront – que d’opter, après cinq minutes de réflexion, pour le tube dentifrice bleu lagon qui préserve l’émail. Je vois encore cet homme, que j’épiais du coin de l’œil pas plus tard qu’hier, hésiter plusieurs minutes face aux pâtes gingivales, en train de peser le meilleur compromis colorimétrique. Que choisir ? Le bleu, le blanc, le rose, le vert ? L’air était grave, l’instant solennel. Lequel préservera les gencives sans trop attaquer l’émail tout en procurant une haleine fraîche mais point trop mentholée ? Je ne me lasse jamais de saisir ces secondes vertigineuses, ces points d’incandescence modernes, cette concentration absolue en face des effets du progrès mondialisé, ce moment intime en somme durant lequel la conscience vacille et le sujet s’effondre à l’instant de choisir la couleur de son papier cul.

  • Il est évident que la longue plainte du sens est incompréhensible si l’on ne décrit pas le contexte. Jamais les hommes n’ont accumulé autant de propositions de sens qu’aujourd’hui. La société multidirectionnelle est née. Après le rayon dentifrices et bains de bouche, un détour par la grande librairie. Les étals idées, philosophie, politique se divisent assez nettement en trois gros tas. Parcours fléché. Le premier correspond au virage people de la consommation de glose. Le rayon gloseur si vous voulez. Vous avez le choix entre différentes gueules médiatiques facilement indentifiables. Idées, philosophie, politique, peu importe. Un mélange pour grande surface. Le second tas concerne les diverses expertises sur la société. Une prédominance pour la crise, la mondialisation et le terrorisme se dégage. Le tas pour creuser. Là encore, vous avez le choix entre différentes tronches médiatiques facilement identifiables. Idées et politiques, un cornet à deux boules pour comprendre le présent. Le troisième, le tas bouddho-philo-sagesse vous aide à trouver le sens profond, c’est-à-dire, en définitive, à faire avec tout ça. Le choix de différents bonzes médiatiques ne vous échappera pas. Cette saturation étagée laisse peu de place aux questions ouvertes, aux dérives insensées, aux délires et aux refus du choix. A bien choisir, nous y sommes hélas condamnés, je préfère les gros plans buccaux et les couleurs pastels qui défient, pour mon plaisir, l’indécis un soir chez Leclerc.

  • La montée de l’insignifiance n’est pas si bien nommée que cela. Disons plutôt la montée de l’incapacité croissante de faire quelque chose avec le vide, de le prendre en main. Le vide et les gants. Ce constat doit sûrement avoir un rapport étroit avec l’avènement d’une société multidirectionnelle. Du sens à perte de vue, autant d’options en prime. Mettre un grand coup de tatane dans l’empilage du libraire ? Epuisant. En faire de la littérature ? Ne sous-estimez pas le risque de finir en piles. Sortir de la religion ? Mais pour entrer où ? Alors l’esprit oscille. Ce que tu fais n’a pas de sens, ce que tu fais a du sens, ce que tu fais n’a pas de sens, ce que tu fais a du sens… La seule façon de sortir de cet angoissant tourniquet consiste à évacuer définitivement l’alternative du sens et du non sens. Pour faire n’importe quoi ? Pas du tout. Comme si l’abolition du sens et du non sens nous menait au rien. Bien au contraire. Le moins que rien spectaculaire a lui aussi ses panneaux directionnels. « Ici on fait n’importe quoi », « bonjour déglingue », « plus trash tu meurs ». Il sera toujours temps de retourner au rayon bouddho-philo-sagesse, expertise et virage people au prochain îlot directionnel.

  • Non, nous devons rétablir le sens unique : la critique unilatérale, le constat impasse, la pensée voie de garage. Vous allez où ? Nulle part. Ne débouchons sur rien, ne proposons rien, ne vendons rien. N’orientons pas le chaland vers le sens en lui bourrant la tête avec une centième carte. Qu’il se démerde. Il a un certain âge après tout, une petite expérience, quelques idées pour bidouiller son trou. A-t-il besoin d’experts ou de la bouddho-philo-sagesse du magazine Philo plus ? Il lui manque juste un peu de force pour arracher le panneau qui lui indique la direction pour se mobiliser, les kilomètres qui le sépare de l’indignation, les efforts à consentir pour être enfin sage. Nous allons la lui donner. Non, ne jouons pas les sémaphores du sens et du vide, embrouillons les cons. Ils ne s’en sortiront pas et devront composer avec un rond-point sans issues. En les voyant tourner, vous aurez plein d’idées.

  • Personne n’a jamais entrepris le tour du vide. A côté, le trophée Jules Verne ressemblerait à la traversée du lac de Saint-Mandé en pédalo. Aux antipodes de toutes concessions, Guy Debord, le premier, arma les pôles. Il tenta des coups, mis en place des stratégies de combat assez fines. Certaines, trop fines, se retournèrent contre lui aux latitudes les plus excentriques.  Guy Debord récupéré par les manchots. Cet Amundsen de la critique prenait la traversée de la société spectaculaire marchande très au sérieux. Trop peut-être.  Dans In girum imus nocte et consumimur igni, la voie est monocorde, le texte se déroule en surplomb. Feu, la montgolfière décolle. Elégiaque, Debord Zeplin du vide plus qu’il ne carbure avec lui. Il en est mort, consumé.

  • L’énergie en effet est une question cruciale pour qui tente l’expérience du voyage. Les énergies fossiles – critique normative, critique marxiste, critique publicitaire, critique publicitaire de la critique publicitaire – ne peuvent pas tenir la distance. Le trou noir est hors de portée. Non, il nous faut quelque chose de plus consistant, de facile d’accès, une énergie disponible en grande quantité et facilement exploitable. Le vide lui-même. Là est la dernière révolution. La faiblesse structurelle de la critique fossile, reste en effet son besoin de matière. Il lui faut du contenu. Un prolétariat identifiable, une aliénation cartographiable, une publicité localisable, bref un relief qui s’oppose et résiste à ses coups de pioches.  Voilà ce qui aujourd’hui fait cruellement défaut. Le problème essentiel que rencontrent alors les esprits courageux, les aventuriers qui tentent la traversée du vide, c’est le manque d’aspérités de ce qu’ils affrontent. La transparence du mal, l’évaporation du réel, la raréfaction de l’être conduisent fatalement à l’évaporation de la critique. Fin du voyage. Mort thermique de la chaleur révolutionnaire des grands contempteurs. Etant donné que tout part du vide et que tout y retourne, la fusion du vide, voilà la solution énergétique de demain, celle qui manquait à Guy Debord. Le voyage à vide si vous préférez.

  • Bien sûr, nous devrons d’abord écarter les touristes afin de constituer un équipage solide qui tienne la route. C’est le sens de mon travail. Je ne suis pas certain d’y parvenir de mon vivant tant le projet est démesurément vide mais j’y travaille avec sérieux et application. En ce qui concerne la fusion, j’ai quelques idées expérimentales mais la théorie est vide. Avec le temps – va tout s’en va – j’ai constaté que les membres d’équipage se faisaient de plus en plus rares. L’ambiance est ténue. Dans les métiers de la publicité, des vide-ordures. A l’université, quantité de vide-greniers. Chez les pédagogiques, pléthore de vide-anges. Chez les experts enfin, des vide-poches. J’ai même croisé des vide-anges vide-ordures qui empochent en critiquant des vide-greniers. A moins que ce soient plutôt des vide-greniers de poches indifférents aux vide-ordures et aux vide-anges. Mais c’est une autre question, ne mélangeons pas tout. Une fois constitué, l’équipage pourrait passer inaperçu. C’est le risque. J’entretiens également de sérieux doutes quant à la viabilité financière de mon projet. Les sponsors pourraient être transparents. La rentabilité d’une telle expédition n’est pas clairement établie. Cette question pour autant ne doit pas être un frein à l’enthousiasme. Les pionniers savent cela : on a rien sans rien.

  • Il serait pourtant malhonnête de laisser croire aux jeunes mousses qu’un tel périple aurait le confort d’une croisière philosophique en Grèce avec un ancien ministre de l’éducation nationale et un spécialiste des conférences poivre et sel. Combien de bons marins se sont découragés après quelques jours de voyage à vide. J’en ai croisé. Je le comprends d’autant mieux que je dois souvent lutter moi-même, comme Descartes en son temps, pour ne pas retomber dans mes illusions de la veille. Il m’arrive encore de rêver faire un beau voyage, d’être ce philosophe profond qui questionne l’être devant une assemblée de jeunes esprits enthousiastes. De trouver un livre sur les quais qui me montre la voie, de le faire lire à tous afin qu’ils sortent de leur léthargie par la seule lumière de ce qui doit être. C’était-là mon idée initiale avant que je fasse comme d’autres avant moi le tour de la question. Un rêve qui voit le monde s’aligner sur la rectitude des concepts et la clarté des raisons. Un doux sommeil dans lequel la pensée peut faire encore le plein. Certains refusent de se réveiller. Ils conspirent avec leurs illusions agréables, écrit élégamment Descartes à la fin de sa première méditation, pour en être plus longtemps abusés. Jouissants dans leur sommeil d’une philosophie imaginaire, ils appréhendent de se réveiller. J’en ai secoué quelques-uns non sans critique en retour. Ils se rêvent en sémaphores du plein face au vide, imaginent encore que les critiques fossiles sont inépuisables. Je les comprends et en un sens je les envie un peu.

  • D’autres à terre, certainement plus lucides, au milieu des Lumières artificielles, se sont réveillés, fatigués de penser, des cernes sous les yeux. Ne sachant plus quoi dire, stupéfaits, incapables d’imaginer un autre voyage que celui en direction du plein, du sens et de l’être, ils restent prostrés. Marins usés en attente de retraites. Jadis plaisanciers ou pirates, caboteurs ou canotiers, ils tuent le temps à quai. Scepticisme tranquille, nihilisme de comptoir, ils font et défont quelques nœuds pour patienter. L’énergie n’y est plus. Les arpenteurs de vide sont d’une toute autre espèce. Le corps enraciné dans la terre, présents au monde, ils ont subi une modification de l’esprit qui les rend apte au vide. Comme ces alpinistes ou ces plongeurs de l’extrême, ils n’ont besoin d’aucun artifice, peuvent descendre plus bas ou monter plus haut que quiconque. Ils ont développés des aptitudes exceptionnelles en matière de vacuité. Eux seuls peuvent espérer être du grand voyage.

  • Larguons les amarres, plongeons dans la grande surface. Les anciens prévisionnistes, géographes de continents spirituels engloutis, nous sont désormais d’aucun secours. Rien autour, rien devant, rien derrière. Notre stratégie de navigation sera simple et fatale : inquiéter les marchands de transats. Ils se cachent ? Ne savent-ils pas qu’ils enrichissent de leur silence le carburant inédit. Ces faux réalistes oublient que tout est bon dans le cachons. Attaquons les vagues, cap au mord ! La critique fossilisée qui pourrait encore freiner notre progression magistrale fera office d’huile dans les rouages subtiles de notre nouveau moteur à fusion. A défaut de terre ferme, nous chercherons l’enthousiasme, le jeu, la connivence de l’esprit. Dans nos turbines ? Des écrivains philosophes incontournables, des projets pédagogiques innovants, des « je suis Charlie » planétaires. Notre doloréane est une poubelle à vide. Nous pouvons la bourrer sans limite, en rajouter jusqu’à la gueule, en mettre un peu moins encore.

  • Comme Hegel en son temps, les pionniers de la critique se sont crus les derniers. Ils sous-estimaient, comme d’autres avant eux, la puissance de l’esprit. Ne faisons pas la même erreur avec ceux qui viennent. Après nous, le déluge. Après le déluge, d’autres débarquent. Baudrillard écrivait sur de vieux parchemins : « L’autre forme de pensée est excentrique au réel, étrangère à la dialectique, étrangère même à la pensée critique. » Mais les doutes travaillaient encore ce pionnier du simulacre : « Il n’est pas sûr que nous ayons les concepts nécessaires pour penser ce fait accompli, cette performance virtuelle du monde, qui équivaut à l’élimination de toute négation, c’est-à-dire à une dé-négation pure et simple. Que peut la pensée critique, la pensée du négatif, contre l’état de dénégation ? Rien. » (Le crime parfait). Notre carburant est né et avec lui le voyage aux antipodes. Jean Baudrillard, le vieux sage à quai, n’était pas soixante-disard, né dans un désert, en lutte avec des fantômes de rien du tout. Socrate non plus. Dans l’Apologie, il dit se battre contre des rumeurs, des ombres. Aristophane est désigné. Nous n’en sommes plus là. En face, il n’y a personne. Un rien inerte, satisfait de lui-même, un rien morbide qui prétend être. Faire voyager l’esprit avec trois fois rien, tâche des plus insolites.

  • Inhibés, accablés, sidérés par la vacuité du terrain praticable, nous le sommes forcément. Le déficit de conscience, le niveau de singerie, la prétention sans limite de petits hommes qui se piquent de faire l’histoire, de philosopher ou de « critiquer le système » pourraient nous submerger. La masse d’abrutissements est impondérable. La révolution consistera désormais à ne plus fixer son esprit sur le rien mais à faire tourner le rien autour de son esprit. Dans le but de remettre du sens, des valeurs, de l’être ? Pas du tout. Faire vivre l’esprit quand tout conspire à l’annihiler, voilà le beau programme. « Vous n’existez pas, ni aujourd’hui, ni demain, personne ne parle de vous », conspirent les camelots disponibles, « le monde nous appartient, nous en sommes ». Que les novices comprennent bien cela : nous n’aurons pas à la fois la reconnaissance de ceux qui en sont et la propulsion à vide. Si les bas poseurs en haut de l’affiche sont notre unique carburant, il faut accepter de se cramer en les cramant.

  • Ceux de 68 étaient-ils plus à l’aise ? Pas forcément. Ils avaient contre eux la croissance, le progrès et l’euphorie d’une société spectaculaire marchande encore balbutiante. Leur victoire ne pouvait être qu’amère (1). Là encore, un renversement s’impose : notre défaite sera joyeuse. Les conditions présentes sont sûrement plus avantageuses. Nous voguerons, rafraîchis par les embruns du vide, sur un océan d’insignifiance. Il est trop tard pour s’attrister de sa montée. Contrairement à Guy Debord, dans ses derniers Commentaires sur la société du spectacle, l’équipage ne se contentera pas de « relever ce qui existe ». La tâche est beaucoup plus ambitieuse : se propulser avec. Mieux encore, donner de la joie et un peu de chaleur en sautant sur les vogues. En barbouillant le saccage, nous gagnerons des noeuds. Un livre sur la joie de vivre ne nous met réellement en joie qu’une fois réduit par le style à l’état de confettis. Il est, au sens strict, la matière de notre joie. Il en va de même pour chaque produit lourdement lancé sur le marché de l’inutile par d’improbables faquins qui se donnent les titres que leur ombre ne mériterait pas. Comment attendre d’ailleurs de tels spectres autre chose que ce qu’ils font le mieux : barboter dans le médiocre. Les piscines de bord de mer correspondent assez bien à la profondeur de leur monde. Ces pataugeurs, ces esclaves qui se rêvent maîtres, procurent à notre caravelle une fusion de choix. Ils ont l’avantage, sur les auteurs anciens, de ne laisser aucun déchet. Rien au départ, rien à la sortie. Entre les deux, notre joyeuse dérive.

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Gianfranco Marelli, L’amère victoire du situationnisme, Pour une histoire critique de l’Internationale Situationniste (1957 – 1971), Arles, Editions Sulliver, 1998.

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