Coran ou Cioran ?
« Si, par le caprice d’une puissance maléfique, nous perdions la parole, plus personne ne serait en sécurité. Le besoin de meurtre, inscrit dans notre sang, nous avons réussi à le faire passer dans nos pensées : cette acrobatie seule explique la possibilité, et la permanence, de la société. »
E. Cioran, Histoire et Utopie.
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- A partir de quel moment la critique et ses effets se transforment-ils en peur (phobos) ? Qui est à l’origine de la peur ? Et la peur de quoi ? A un diner : « on ne va pas parler de machin « . Pourquoi ? Parce que j’ai écrit une petite critique à son sujet ? Les empathiques ne comprennent pas que l’on peut à la fois critiquer des idées et être totalement indifférent à celui qui les porte. La critique se transforme en haine quand on ne fait plus aucune différence entre un homme et ce qu’il pense ou croit penser. Prenons, au hasard, ce philosophe, écrivain, essayiste, présentateur télé. Tu le connais bien, on ne voit que lui. J’estime, admettons, que cet homme n’écrit que des sottises, que sa conception de la philosophie est niaise et sans valeur. Cela ne veut pas dire que je nourris à son encontre une haine inextinguible. Le bonhomme est simplement à côté de la plaque, sa pensée ne tient pas la route. Je ne suis pas pour autant philophobe ou phobosophe. Je ne veux ni son exil, ni son enfermement, ni sa mort. Il est là, il existe, il écrit. Je le lis, je commente, je le juge. J’écris à mon tour. Aucune peur ne nous contamine, ni lui, ni moi.
- Pour quelle raison ce qui vaut pour des idées ne vaudrait-il pas pour les religions et les croyances ? Parce que Dieu l’a dit ? A qui ? A toi ? Sur Twitter ou Facebook ? C’est justement ce hiatus qui fait peur. Car il y a des idées qui font peur, des actes d’autant plus effrayants qu’il se voilent derrière des discours sympathiques. Qui induit la peur ? Qui est responsable de la peur de celui qui ne fait qu’exprimer des idées ou dessiner des petits bonhommes. La critique induit la peur à partir du moment où l’on me retire le droit à l’indifférence et à l’irrespect sous prétexte que cela blesse celui qui se sent visé.
- Si je juge, en mon âme et conscience, que le Coran est nettement plus faible spirituellement que Cioran, que la soumission à un texte dicté par Dieu est incompatible avec ma recherche de la vérité, recherche qui suppose doute et scepticisme, je n’ai pas forcément de l’aversion pour le musulman, je ne suis pas mécaniquement « islamophobe ». Arrêtons de déconner. Par contre, je risque de le devenir si le lecteur de cette phrase brandit en retour la menace d’une expédition punitive au nom de sa religion, non contre mes idées mais contre ce que je suis, y compris mon intégrité physique. La confusion entre les idées et les hommes, est la pire des réductions qui soit. C’est le zéro de la pensée et le commencement de la peur. Je préfère mille fois faire du vélo avec un musulman qui a de l’esprit qu’avec un thuriféraire de l’islam con comme un manche. Par contre, j’aurais très peur de pédaler sur les routes de France si des individus cons comme des balais cherchent à m’écrabouiller au nom de leur islam. Il est certes tragique d’avoir à écrire de telles platitudes mais face au matraquage quotidien que nous subissons, il y a sûrement des efforts pédagogiques à entreprendre.
- En face d’un auditoire que l’on ne choisit pas, la question n’est pas de savoir ce qu’il faut faire pour ménager la sensibilité des uns et des autres mais plutôt de trouver un terrain vague sur lequel nous serions libres ensemble. Trouver un espace à défricher, une terre à conquérir, qui ne soit pas déjà bornée par nos croyances et nos doutes réciproques. Au-delà du Coran, au-delà de Cioran ? Une telle ambition peut très vite nous conduire à tout lessiver. C’est le risque des terrains vagues. Là où le discours mollasson de la tolérance et du vivre-ensemble, ces valeurs défensives, renvoie paradoxalement chacun à son pré carré, à sa petite conviction dans les limites de la liberté des autres, comme on dit, celui de la conquête a au moins pour lui la force de l’imaginaire. Mais ce n’est pas gagné. La gauche culturaliste a voulu nous faire croire que c’était très simple, qu’il suffisait, avec Jack Lang, d’avoir une pêche d’enfer sur France 3. C’était avant que la pêche d’enfer se nomme Kalachnikov, avant que le cruelle réalité ne rattrape l’innocente culture dite, par usage et extension d’usage, « de gauche ». Car entre un homme qui pense que l’œuvre de Cioran est incommensurablement plus forte que n’importe quel texte sacré et un autre qui ne jure que sur la Bible ou le Coran, le hiatus culturel est irréductible, y compris avec une pêche d’enfer. Intellectuellement, nous n’arriverons jamais à jouir du même fruit. C’est impossible. Et ce n’est pas un problème de vivre-ensemble, de tolérance ou de respect, contrairement à ce que pense les non-pensants, mais d’incompatibilité structurelle. Nous ne nous entendrons pas sur ces idées-là. C’est tout. Est-ce tragique ? Peut-être.
- De ce premier constat, trois syllogismes de l’amertume. Le premier consiste à se taper dessus en partant d’une déduction simple : je suis mes idées, tu nies mes idées donc tu me nies. C’est la guerre. Le second, proche du premièr, la violence en moins, quoique, se résume ainsi : je suis mes idées, tu nies mes idées ; ne m’intéressent que ceux qui ont mes idées, donc je passe mon chemin. C’est l’indifférence. Troisième syllogisme : je ne suis pas que mes idées, tu nies mes idées, nous avons peut-être un terrain d’entente. Est-ce notre chance ? Fais-tu du vélo ? Ecoutes-tu Souchon ? Fumes-tu ? Aimes-tu pisser face au vent ?
- Personne ne partage radicalement mes dites « idées ». Intellectuellement, je suis définitivement seul et c’est très bien ainsi. C’est aussi pour cela que Cioran m’est sympathique quand il écrit : « La folie de prêcher est si ancrée en nous qu’elle émerge des profondeurs inconnues à l’instinct de conservation. Chacun attend son moment pour proposer quelque chose : n’importe quoi. Il a une voix : cela suffit. Nous payons cher de n’être ni sourd ni muets… » Mais je ne suis pas pour autant l’incarnation du philosophe, du critique ou du manche à balais. Paradoxalement, notre époque pense très peu mais accorde une valeur fétichiste aux signes qu’elle fait tourner en boucle. Elle est plus idéonomique qu’idéologique, au sens où des idées figées font la loi, sans raison. Des discours inquiétants, des revendications religieuses glauques, s’engouffrent dans ce grand vide avec une panoplie de faux-nez. Pourquoi ? Trop d’imbéciles sont derrière les écrans, trop de non pensants communiquent en masse – la formule bien pensant est ambiguë -, trop d’indigents peuvent diffuser massivement leurs ritournelles sans réflexion.
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Publié le 21 janvier 2015