« Charlie Hebdo, oui mais » Ta gueule
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Bordeaux, 21h30, Boulevard Gambetta, sur un panneau jcdecaux : « Je suis Charlie » ; jcdecaux, de tout cœur avec la liberté d’expression ; jcdecaux est la police ; jcdecaux est casher ; jcdecaux soutient la démocratie. Nous sommes jcdecaux. Il est bon de le retweeter. N’est-ce pas Julien Fabro, c’est une bonne chose à faire avant d’aller bosser. C’est important pour la démocratie et la liberté d’expression, contre toutes les formes « d’amalgame » et de « stigmatisation ».
- Pour reprendre le travail, puisqu’il s’agit bien de cela, rien ne vaut, mes amis de la critique, un très gros coup de pied au cul. Par fatigue, lassitude, ennui, paresse, usure, j’ai fini par renoncer à écrire sur ce site, à répondre aux courriels de sollicitation. Aucun relais – le Monde est tout petit, croyez moi. Peu d’échos. J’ai baissé les bras, écœuré. La réflexion intellectuelle, passionnée, partiale, l’engagement de l’esprit, le corps à corps avec les textes, l’indignation morale portée par une volonté de vérité, autant de décisions anachroniques et désespérantes. Mortelles. Les imbéciles n’y comprennent rien, les superficiels s’en amusent, les abrutis s’y défoulent, les établis s’en tamponnent. Mais assez pleurniché duduche, il est grand temps de t’y remettre.
- « Liberté d’expression », dis-tu? Es-tu bien sûr de ce que tu dis? Réfléchis deux minutes. Trouvé sur le site du dissident Alain Soral, Egalité et réconciliation, dit aussi « le pédagogue de la complexité » :
- Voilà, mes amis de la critique, nous en sommes là. C’est aussi cela la liberté d’expression, l’irrévérence, le « non politiquement correct », la liberté en somme, la liberté tout court, sans transition. La liberté dans ton cul. Aux dessins du Charlie Hebdo d’autres dessins répondent en écho, d’autres slogans, d’autres images. Mais vous n’avez pas d’humour mon bon, goûtez moi plutôt celle-ci :
- Rien à redire ? C’est de la liberté d’expression pourtant, la même que défend le Charlie Hebdo. La même encore qu’affiche jcdecaux. La même partout. Un océan de liberté d’expression sur laquelle flotte désormais une pangée de Charlie. A perte de vue. « Nique ta race » ? Liberté d’expression. « Niqab » ? Liberté d’expression. « Il l’ont bien cherché ! » Liberté d’expression. « Shoahnanas » ? Liberté d’expression. « Les souchiens » ? Liberté d’expression. « Vous êtes partial, Monsieur, vous stigmatisez ! » Je t’emmerde mon ami, liberté d’expression.
- Défendre la liberté d’expression sans autre précision, sans objet, sans détermination de sens et de valeur, consiste tragiquement, j’en conviens, à ne rien défendre du tout. Ou plutôt à défendre une valeur publicitaire, ajustable à tous les combats, modulable, plastique. Jcdecaux. La question n’est pas de savoir s’il faut ou non défendre la liberté d’expression mais de se demander, un peu sérieusement, ce que l’on fait de cette liberté-là. Est-ce qu’on dessine des bites à perte de vue ? Est-ce qu’on ironise sur la mort de Cabu ? Est-ce qu’on écrit « balles tragiques à Charlie Hebdo, 12 morts » ?
- Les religions ont une vertu, une force qui échappe à la jugeote des défenseurs de la liberté d’expression tout azimut. Aux démocrates, pour le dire d’une façon œcuménique. Dans une église, on chuchote, on allège le pas, on s’assoie et on se tait. Dans une mosquée, on s’agenouille, on enlève ses pompes, on baisse la tête et on se tait. Dans une synagogue, on se couvre, on prie, on économise ses gestes et on se tait. Dans tous les cas de figures, la liberté d’expression en prend un sacré coup. Aux frontispices de ces lieux de culte, un message invisible mais parfaitement saisi par les ouailles, est gravé dans la pierre : « et maintenant, ta gueule. »
- J’insiste, il s’agit bien d’une force et d’une vertu. Une force dans la mesure où l’homme est sommé de se contenir, de se tenir un peu, de se limiter, de se restreindre et de s’accepter dans cette finitude-là. Il y a quelque chose de bon et de rassurant à devoir la fermer. Une vertu car cette limitation, ce retrait, laisse aussi une place à l’autre, elle le préserve. Les religions ne sont pas simplement des corps doctrinaux rigides et oppressifs, de sottes illusions sur lesquelles il est forcément libérateur de conchier – doxa d’une génération qui n’est pas la mienne – mais des échafaudages culturels qui obligent l’homme à se limiter. Tu me diras, je t’entends d’ici, que l’homme peut se limiter sans cela, qu’il n’a pas besoin d’un dieu pour lui dicter où poser ses fesses, que la République c’est justement cela, la limitation de l’homme par l’homme et non par dieu. Je te suis à condition que la République reproduise, ce qu’elle a longtemps fait, les rites du religieux – drapeaux, chants, défilés, tambours, trompettes, disons verticalité. On se lève les enfants ! La « sainteté du contrat » ou la « religion civile » écrivait Jean-Jacques Rousseau. Aux frontispices de la République, de ses écoles, de ses administrations, de ses offices, un message invisible mais parfaitement saisi par les républicains de tous bords, était gravé dans la pierre : « et maintenant, ta gueule« . Mais ça c’était avant, avant que la sacro-sainte liberté d’expression, portée par une génération bénie des dieux, n’impose une curieuse vision de la République. Non pas cette force et cette vertu humaine qui oblige l’homme à se limiter mais la République des potes, de la tolérance et du partage. Limiter l’homme ? Quelle sale idée liberticide, non fasciste, soyons plus explicite. Laissons s’exprimer les sensibilités, les différences, les individualités singulières dans leurs parcours tellement singuliers et tellement sensibles. Avec son petit sifflet en plastique, la République n’est plus censée limiter l’homme mais lui permettre de s’exprimer. Hier, les religions ont eu le beau rôle. « Exprime toi mon petit, oui encore, c’est important pour la liberté d’expression. Tu disais ? »
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Professeur de philosophie, je ne garantis pas dans mes cours la « liberté d’expression » à n’importe quel prix, je ne garantis pas non plus le « débat » ou « l’échange des cultures ». Formé par l’école républicaine, ma fonction est d’enseignement. Je ne suis pas ton pote, je ne suis ton ami (on verra plus tard), je ne suis pas le rabbin, l’imam ou le curé. Ils ont des lieux ces hommes dans lesquels je me tais ou j’enlève mes pompes. Ici, tu es dans une place d’une autre nature, un sanctuaire pourquoi pas, rien ne me choque aujourd’hui. Garde tes pompes et lève la tête. Et je m’octroie le droit et le devoir de te dire « et maintenant ta gueule » si ta conception de l’humanité est incompatible avec les valeurs verticales du lieu dans lequel tes fesses sont lourdement posées.
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Publié le 12 janvier 2015