A mes amis,
- Il y a dix ans déjà (janvier 2006), je décidais d’ouvrir un « blog » sur la plateforme du Monde.fr. Après tout, pourquoi ne pas mettre à disposition de quelques lecteurs bienveillants – les malveillants font aussi mon bonheur – le résultat de mes cogitationes débridées sans passer par un quelconque filtre. Les joies du direct live. Pour être tout à fait franc, je suis incapable aujourd’hui de faire mentalement le tour de toutes les idées, moignons d’idées, miettes d’idées, ersatz d’idées et bouillie d’idées que j’ai pu poser sur ce site en dix ans. Il me faudrait plusieurs ramettes de papier pour imprimer cette masse et je n’ai aucune idée de ce que cela pourrait représenter sous cette forme que j’apprécie tant : un livre. Ce travail – les étourdis oublient que cela représente des milliers d’heures de recherche, d’écriture, de relecture, de doute – m’a transformé intellectuellement. J’ai souvent songé à cesser d’écrire sur ce site. Je l’ai d’ailleurs fait à plusieurs reprises, sur des périodes plus ou moins espacées et longues. A chaque fois, la violence du monde me pousse. L’écriture devient alors une nouvelle nécessité.
- Loin de moi l’envie de faire aujourd’hui un bilan de cette masse, de tous ces affrontements. Cela m’ennuie. J’ai simplement relu avec émotion certains commentaires. Je veux remercier ici tous ceux qui prennent ou ont pris le temps d’écrire sur ce site, de lire quelques textes. D’écrire, en soignant la forme, le style, la syntaxe. De lire, en faisant crédit à l’auteur. Peu de diarrhées verbales, encore moins d’abréviations immondes et de déjections sémantiques. L’ensemble se tient assez bien. Ce qui me connaissent un peu savent que ce blog est une sorte de laboratoire. Je tente des coups et je les porte. Et ce n’est pas fini. C’est aussi pour cette raison que l’heure n’est pas au bilan. Il y a des chocs en retour, ce qui est très bien ainsi. Pas assez à mon goût mais les temps sont au lissage de l’opinion et à la défense, définitive et généralisée, des intérêts particuliers, réels ou imaginaires. La pensée à ciel ouvert fait peur, la pensée qui ne défend aucune chapelle terrifie, la pensée qui se risque sans arrière-pensée angoisse. Les foies et la pétoche de la pensée, en somme.
- Cela explique évidemment le peu de relais dans ce qu’il est convenu d’appeler les « médias ». Beaucoup y défendent leur petit bout de gras, leur ligne éditoriale maison, leur potage réchauffé à partir de calculs dérisoires – l’assaisonnement promotionnel insipide peinant à relever le tout et le dépôt de bilan faisant office de juge de paix. Je me suis souvent énervé contre cet état de fait, un parmi d’autres à pointer la médiocrité intellectuelle médiatique, médiocrité doublée d’une prétention tragi-comique. Franz-Olivier Giesbert, critiquant à la télévision les puissants Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord avec des arguments de pissotières, me paraît être un bon exemple de cette misérable prétention emperruquée. Lui parmi d’innombrables.
- Je sais que je suis lu, parfois n’importe comment, souvent par-dessus la jambe. En diagonale ? En pointillés plutôt. Je sais aussi que d’autres, les amis, ont l’œil fin. Cette finesse de vue glissée en fin de texte me donne un surcroît de volonté pour envoyer un texte de plus. Les compliments me dérangent. Je préfère de loin lire un texte sur le texte, un contrepied, constater que ma dérive a fait naître une autre dérive qui m’invite à en imaginer une troisième bientôt dépassée par une quatrième. Ce processus est joyeux ; il balaye les certitudes rances. Ce qui est frappant avec les nouveaux gourous – Michel Onfray, Alain Soral sont de très bons exemples – c’est leur sérieux plombé, la faiblesse de leur imaginaire. La crispation est sensée tenir lieu de puissance, le ton est lourd, pesant, mortel. Le sable de l’esprit ensevelira lentement ces lourds bunkers. J’ai en mémoire la remarque d’un collègue rencontré à la terrasse d’un café et qui était tombé par hasard sur le site. Il m’imaginait plus vieux, aigri, dogmatique. Il m’imaginait en Soral ou en Onfray. Frustré peut-être. Coincé sans doute. Le potentiel de joie de la critique est pourtant immense. Ce n’est pas parce qu’on ne croit pas en certains mythes collectifs, que l’on dégomme des idoles de rien du tout, que l’on renvoie les cuistres à leurs casseroles, que l’on a l’œil glauque et la vue basse, un ressentiment qui s’étend sur la terre entière, une bille noire que l’on éponge plusieurs fois par jour.
- Je refuse pourtant le statut d’amuseur. La critique n’est pas une mondanité de plus. Les enjeux sont réels, le combat profond. Je ne suis pas seul à me sentir responsable d’un passé, d’une tradition – osons le mot – française, d’une irrévérence, d’un irrespect même. Nous croulons sous les défis planétaires, mondiaux et galactiques. Malheur à qui n’est pas au fait de la géopolitique, des flux migratoires et des guerres à venir. Et après ? Quelle vie voulons-nous défendre ? Quelle conception de l’homme avons-nous en tête ? Pourquoi aspirer à la liberté si nous la bousillons dans d’insignifiantes sauteries virtuelles ? Il n’y a pas d’homme sans exigence de l’homme, d’esprit sans conquête de l’esprit. La lutte n’est pas une étape transitoire, un moyen d’atteindre la jouissance mais une dynamique interne à la vie. Les renoncements, les lâchetés, les compromissions dégueulasses se payent et le prix peut-être exorbitant.
- Mes amis ne sont pas satisfaits et ils ont raison. Ils veulent être plus fins, plus forts, meilleurs. Ils ont du dégoût en eux et savent qu’il est essentiel d’en faire quelque chose de plus grand. Ils n’accusent pas le monde de leur propre faiblesse. Ils se battent. Ils n’ont pas besoin de gourous plombés, de débiles amuseurs ou de directeurs de conscience. Ils ne prennent pas ombrage de l’ironie, de la mise en question. Ils aiment au contraire les brûlures de l’esprit. La force d’un homme ne les renvoie pas à leur misère mais à une force possible. Ils puisent, dépassent et parcourent le monde le doute au cœur.
Harold Bernat, le sous-Céline, le sous-Muray, le sous-Cioran, le sous-marin.
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André Masson, Métamorphose des amants.