Sauvons la philosophie ?

Sauvons la philosophie ?

 

  • La recherche en physique, biologie, médecine n’a rien à voir avec ce qu’il est convenu d’appeler « recherche » en littérature, en philosophie ou en histoire. Dans ces « matières », ce que l’on appelle « recherche », consiste essentiellement en une confrontation solitaire avec un problème à travers de très nombreuses lectures. Quel rapport entre la lecture solitaire de textes, d’articles, d’archives et le fonctionnement d’un laboratoire de recherche en sciences physiques ou les stratégies de la course aux subventions ? Aucun. Les « collectifs » (de ceux qui en sont) Sauvons l’Université, Sauvons la recherche, par leurs pratiques de l’amalgame, du raccourci, de la grosse catégorie indistincte, me fatiguent. Je laisse de côté les problèmes afférents aux  fonctionnements, en France, des laboratoires de recherche en sciences physiques, en biologie ou en médecine pour me concentrer sur ce que je connais, à savoir l’enseignement de la philosophie dans les facultés françaises.

  • L’enseignement de la philosophie fait partie, pour faire honneur aux inutiles classifications, des « sciences » dites « humaines ». S’interrogeant sur ce qu’est la « science » et ce que pourrait être « l’humain », il échappe pourtant à toute classification. Pour un étudiant, le choix de cet enseignement n’a rien d’évident. Il suffit en effet d’être passé par ces années de formation en philosophie pour savoir que ces études s’accompagnent souvent d’une certaine angoisse. Non pas seulement (elle existe aussi) l’angoisse des examens, des concours, des partiels et des échelonnages mais une angoisse plus larvée, souterraine, l’angoisse de n’avoir entre les mains de l’esprit qu’une brume conceptuelle. Presque rien. Sans enseignement, en situation de grève active mais payée (mais pas pour les étudiants), après des mois, ce fragile presque rien n’est plus rien.

  • Les problèmes soulevés dans certains cours, à l’occasion d’une rencontre avec un maître (y en a-t-il encore ?)  ou d’une lecture aride d’un texte du troisième siècle sont sans commune mesure avec ce qui se joue dans des enseignements où les questions posées restent extérieures au sujet qui les pose. L’enseignement de la philosophie, pour cette raison, réclame du maître une exigence, une probité, une éthique qui vont bien au-delà des qualités pédagogiques ou disciplinaires. Ces qualités se passent de labos. Dans le cursus philosophique, avant de recevoir un digest de savoir, une compression de formules ou un passeport pour la vie des commerces, l’étudiant aspire (parfois) à rencontrer des maîtres. Un maître, c’est déjà bien. Dans aucun autre enseignement la relation entre le savoir et le maître n’est aussi intime.

  • Alors que les « collectifs » (de ceux qui en sont) Sauvons l’Université, Sauvons la recherche se gargarisent de « subventions », de « labos », de « décharges », de « public », de « masterisation », de « crise », de « politique », de « Sarkozy », de « Pécresse » et autres fanfreluches, je diagnostique tout autrement la catastrophe qui se dessine désormais nettement et qui accompagnera cahin-caha la disparition de l’enseignement de la philosophie, et plus largement des « humanités » (alors même que le terme, la mécanique est désormais connue, fait florès)  au Lycée et à l’Université. Je dis bien au Lycée et à l’Université, tant leur division participe des stratégies corporatistes à courtes vues.
  • Un maître n’est pas un copain de « cours alternatifs », un queer sympa à la mode de saison, un gender branché sur Facebook (combien de « maîtres » ont leur « profil » sur le réseau pornographique intégral ?), un pote de l’engagement ou un joyeux camarade des monômes festifs. Le maître « humaniste » (contre ma propre critique, je conserve ce terme) ne peut pas être un gréviste payé, un inconséquent cumulard de fonctions lucratives, un participant des entreprises pubardes de la communication d’ambiance. Pour toutes ces faiblesses, il sera jugé. Par qui ? Jadis par ses disciples ; aujourd’hui, par « ses » étudiants, parfois moins endormis qu’il ne le suppose. Il fronce tout de même les sourcils, fait du tapage, tape du poing sur la table, cherche à passer en force,  mais il n’est plus crédible et son enseignement avec. Il n’est plus le maître. Désormais, il est personne. Il porte le masque du commun avec lequel il partage les manies et les tics. Sa parole ne vaut rien ; elle les  vaut toutes. Ce qu’il dit, fut dit mille fois : à la radio, à la télévision, dans les gratuits du métro parisien. Pour défendre son bout de fromage en faisant ronfler les grosses catégories (Universel, Enseignement, Culture, Recherche…), il passe désormais pour un triste clown, une farce dans la farce nationale.

  • Il n’aspire plus à former des disciples qui, demain, seraient des maîtres. Défendrait-il la formation des maîtres contre les méchants suppôts de la braderie réformiste ? Encore faudrait-il qu’il prenne sur lui, dans l’exigence, la probité et l’éthique, les charges de la maîtrise. Hier, Denis Kambouchner, un des rares professeurs de Paris-I en philosophie à ne pas amuser la galerie depuis le début, fut interrompu, dans son cours, par des étudiants « anti-cours », les mêmes étudiants (d’une faculté ou d’une autre) chauffés à blanc de savoir par des personnes de l’institution universitaire. L’enseignement n’a pas eu lieu. Denis Kambouchner proposait un cours sur l’éducation. Mais qui en veut  encore ?

  • Pour les incultes, les stratèges de l’ENA, les marchands de soupe, les pubards du Magazine Philosophie, tout cela est une aubaine. Chacun, pour son commerce, s’accommodera de la suite. Un marché s’est ouvert et l’enseignement de la « philosophie » n’y échappera pas. Il s’annonce même des plus lucratifs. Des pantins médiatiques, sous le faux drapeau « Université Populaire », ont déjà pris position. Vient ensuite le Magazine et ses pages de pub, toute sa retape. L’étape suivante aura le goût amer et dégueulasse d’une liquidation. Des « collectifs » (de ceux qui en sont), ignorants (il n’y a que le sujet pour se ressouvenir, le collectif, lui, oublie tout) de ce qu’implique la transmission d’un savoir, accompagneront la grande liquidation. Certains se nommeront peut-être… Sauvons Nietzsche ?

 

  • Ce n’est pas l’Université qui doit être sauvée mais l’homme et l’homme a besoin de maîtres. Je doute que ce programme emporte les suffrages des « collectifs ».

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Publié le par bernat

Publié dans : Fin |

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