Résultats du bac
- Aux hédonistes volcaniques, aux déniaisés de la dernière heure, aux pisse-froids de la résignation, aux plus abrutis encore, je propose le parcours suivant. Armer un cyclo de bagages de premières nécessités (tente, sac de couchage, piquets de tente…), se rendre à Royan début août (le premier samedi du mois fera l’affaire) et contempler sur la selle le défilé de caisses crachant la puanteur d’une stagnation dans l’attente d’un bac – quatre à cinq heures d’une queue post-sexuelle.
- Un écart me fait percuter l’une de ces boîtes. Mon matelas gonflable, mal fagoté à l’arrière d’un deux roues transformé en ânesse, se paye un rétro gauche. Alors que j’implore, d’un mouvement de la tête, le rétro gauche d’excuser ma maladresse, le conducteur sort de sa queue (qu’il contemplait jusque-là) d’un coup de volant pour punir ma forfaiture. Le petit salaud de chauffeur du mois d’août estimait sûrement équitable l’échange de ma vie en juste correction du soufflet que je venais d’infliger à son feu du derrière. Aristote (l’absence de caisses à bruit conduites par d’agressifs fumiers lui permettait encore, en toute quiétude, d’écrire l’Ethique à Nicomaque) appelait cela la juste mesure. Hélas, trois ou quatre fois hélas, la traversée par le bac de l’estuaire de la Gironde est encore moins risquée (c’est peu dire) que le passage de l’autre bac, le faux. 20 % (sans repêche) de recalés de l’humanité barbotant au fond de l’estuaire au mois d’août : une honnête mesure à prendre d’urgence pour faire chuter d’autant la densité de CO2 sur zone.
- Nous voilà donc, ma mie et ma pomme, une fois dépassé le tas de caisses fumantes, à la caisse. Le bac ? 9 euros et quarante centimes : deux adultes, deux vélos, la correction des copies en moins. Afin de paiement, un léger couloir est réservé aux cyclistes qui partagent, pour l’occasion, le trottoir avec les piétons. La situation anthropomobile du cyclo, rappelons-le, est des plus ambiguës. Sur la route, le cyclo est un obstacle quasi-immobile, un grumeau. Sorte de piéton roulant qui déborde de sa juridiction, il perturbe l’écoulement des flux. Sur le trottoir, pourvu qu’il s’alourdisse d’une paire de sacoches, il n’est pas mieux accueilli. N’oublions pas la règle d’or : tout conducteur est temporairement piéton dans l’attente de redevenir conducteur. Cet intermède forcé (dont la durée tend d’ailleurs à se réduire, le progrès poussant très fort dans le sens des drive et autres services à la bagnole en marche) laisse présager le pire. Aussi sûrement que la violence engendre la violence, le passage du bac engendre toujours plus de bacheliers.
- Nous assistons alors, goguenards, à la sortie des bagnoles bourrées au Verdon-sur-Mer. Dix longues minutes, ras le bitume, inhalant un fumet putride de gomme à pneu, de gaz d’échappement et de fuel. Les piétons patientent à côté des cyclos. Quand l’affaire devient sérieuse, au regard des flux de caisses, nous sommes tous des piétons asphyxiés. Un « responsable » de l’écoulement des flux dans le ventre du bac nous fait signe : – allez, allez, vite, on y va. Le petit troupeau de non motorisés – le « on »- longe la voirie en s’excusant presque. L’écoulement reprend de plus belle. A fond de cale, nous (une poignée de cyclopéen) disposons de quelques mètres carrés sous l’escalier d’accès au premier pont, entre un amas de cordes et une zone de stationnement voiture. – Prenez moins de place, nous intime un taulier. Empilant les vélos, écrasant les sacoches, pliant les garde-boue nous finissons par gagner une dizaine de centimètres aussitôt exploités par une grosse berline. Ich bin ein Berliner et je t’emmerde, toi le cyclo.
- Le débarquement est tout aussi puant. Nous serons, c’est une fatalité des lois de la matière empilée, les derniers à sortir. Nous contemplons, le temps de l’extraction, quatre à cinq heures de queue dans l’autre sens. Quatre très bons kilomètres d’enfilades. Encore une dizaine de kilomètres sur la D 1215, les yeux dans le rétro et les feuilles bien écartées. La mort, sur un vélo, ça s’entend de loin. Pour quelques kilomètres encore (bientôt la piste cyclable pour rejoindre Queyrac), c’est le domaine de la bagnole, de la tire, de la caisse, du vroum vroum, c’est le domaine de l’homme moderne, non décliniste, progressiste, optimiste, à la conduite citoyenne et vertueuse. Ici, les distances se mesurent en minutes et les écarts entre « aires de repos » se chiffrent en dizaines de kilomètres. Ici, pour le cyclo, il est vital de conserver sa trajectoire, de ne pas dévier d’un iota. La vie ne tient qu’à un boyau. Nous nous hurlons dessus, ma mie et ma pomme, la roue dans la roue, marquant chaque progrès kilométrique d’un grand cri de délivrance. Encore 15 kilomètres, 10, plus que 8. Entre deux bagnoles lancées sur les grandes lignes droites de la D 1215 reliant Le Verdon-sur-Mer à Bordeaux, en passant par Lesparre-Médoc, les hédonistes volcaniques nous klaxonnent, les déniaisés de la dernière heure, jutant dans leur clim, nous frôlent, les pisse-froid de la résignation sur les bretelles de leur froc autoroutier nous enfument. J’invite tous ceux qui brament, vent dans le dos, sur l’inanité de la « critique » à passer en cyclo leur bac, le vrai, celui qui transporte le bétail moderniste de Royan au Verdon-sur-Mer un samedi du mois d’août. Afin d’y mettre les formes, nous pourrions même distribuer un diplôme à l’intersection de la piste cyclable qui mène à Queyrac et de la D 1215.
- Les autres ? On leur sucrerait le bac et la taxe carbonne pour les couler.
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PS : Si j’universalise la maxime, Total dépose.
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10 septembre 2009