Le bougisme et le bousier
« Ce travail montre qu’il faut faire bouger les choses » (François Hollande)
- « Des choses vont bouger » (Pierre Cohen)
- » J’ai envie de bouger les choses. Je crois en l’ordre que s’il est en mouvement » (Nicolas Sarkozy)
- « il faut que ça bouge » (Jean-François Copé)
- « Nadine fait bouger les choses en dépit de sa sclérose en plaque » (Association Notre sclérose, reconnue d’intérêt général)
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- Afin de couper court à tout procès en immobilisme et de faire ainsi gagner un temps précieux à tout ceux qui se bougent pour faire avancer les choses et évoluer dans la vie, nous tenons à affirmer en guise de préalable à toute réflexion que nous n’avons rien contre le mouvement. Que la chose soit dite à tous ceux qui soutiennent qu’il faut se bouger : continuez, le mouvement fait partie de la vie !
- L’observation attentive d’un vivant, un bousier par exemple, faisant avancer de ses pattes arrières une petite crotte sphérique, nous rappellera, si besoin est, que l’homme n’est pas le seul animal à faire bouger les choses. Cet insecte fascinant fait à tel point bouger les choses qu’il peut faire disparaître, avec le concours d’autres bousiers, une crotte d’éléphant en quelques heures. Rappelons qu’il existe environ 7000 espèces de bousiers et que chaque espèce est spécialisée dans la mise en mouvement de crottes différentes. Si l’homme partage avec le bousier la capacité à faire bouger les choses, s’il l’on retrouve chez l’homme cette spécialisation (certains pensent qu’il faut faire bouger les choses en matière d’éducation, d’autres en matière de chômage ou de contraception), il est honnête de dire que l’analogie s’arrête là. Car, dans le règne humain, on ne fait pas bouger les choses comme un bousier peut faire bouger une petite boule de fiente avec ses pattes arrière. Pour reformuler plus conceptuellement cette première évidence, on ne peut pas faire bouger l’école, l’économie ou le racisme comme autant de choses matérielles. S’il s’agit de faire bouger les choses ce ne peut être qu’une image, comme peut l’être notre comparaison entre l’homme et le bousier quant à leur capacité commune de faire bouger les choses. Voilà ce qu’il convient de rappeler à ceux qui veulent faire avancer les choses, qui disent se bouger pour évoluer dans la vie : une image, que l’on se bouge ou pas, que l’on avance ou pas, que l’on soit mobile ou immobile, reste une image. L’homme n’est pas un bousier (même si la comparaison de ces deux animaux n’est pas sans intérêt spirituel pour le premier) et le lieu commun il faut faire bouger les choses ne fait rien bouger du tout.
- La question sera donc de savoir pour quelle raison une image finit par s’imposer comme une évidence jusqu’à être rituellement scandée dans l’ordre du discours. D’autres formules auraient pu tout aussi bien s’imposer : il faut juger, comprendre, réfléchir les choses plutôt que de les faire bouger. Mais qu’est-ce que penser ? Qui peut réfléchir ? Comment juger ? Autant de questions que l’évidence du mouvement évite de se poser. Qui ne sait pas ce que bouger veut dire ? Si Descartes a pu faire de l’évidence des idées simples et distinctes la marque du vrai, que dire de l’évidence du corps qui se bouge comme norme du vrai et injonction morale ? Respire, bouge, digère, évacue. Ce nouvel universalisme des fonctions corporelles pourrait être qualifié d’universomatisme.
- Dans son poème De la nature, dans une partie intitulée la voie de la vérité, le philosophe grec Parménide affirme que pour le poète la voie de la vérité est l’immobile et que cette voie est la voie de l’Etre : « Il ne nous reste qu’un seul chemin à parcourir : l’Etre est. » Ce qu’il faut comprendre par cette formule c’est que l’Etre véritable, ce qui est réellement et ce qui vaut pour seule vérité ne peut pas se mouvoir pour Parménide, changer ou devenir car la vérité ne devient pas : elle est vraie ou elle n’est pas la vérité. A cette philosophie de l’immobilité comme voie d’accès à la vérité s’oppose la pensée du philosophe Héraclite selon laquelle tout change sans cesse et que rend bien la formule : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Mais qu’il s’agisse de Parménide ou d’Héraclite, d’une philosophie de l’Etre immobile ou du flux, la question de savoir s’il est bon de bouger (ou de se bouger selon l’expression aujourd’hui consacrée) n’a aucun sens car l’immobilité et le mouvement nous renvoient à l’ordre des êtres (ce que les soi-disant modernes appellent grossièrement des choses) et non à celui des décisions humaines. Ce que laisse supposer la formule il faut faire bouger les choses c’est que sans l’homme (l’agent qui fait bouger) les choses ne bougeraient pas d’elles-mêmes. Que l’homme se bouge ou pas, c’est un fait de nature, les continents dérivent, les fleuves s’écoulent, les nuages passent, les comètes traversent le ciel puis disparaissent.
- Certains ont pu voir dans le « bougisme » un des traits les plus caractéristiques de notre présente condition. Accélération du temps, agitation frénétique d’un segment d’humanité de plus en plus affranchi (nous parlons bien sûr ici de l’humanité qui a les moyens de bouger) des contraintes de l’espace, dressage télévisuel au zapping et mobilisation permanente ne seraient que des symptômes bien connus de ce culte d’un mouvement perpétuel dénué de sens. Mais la formule il faut faire bouger les choses, consacrée par l’usage, nous dit aussi que l’homme se trouve aujourd’hui réduit à la forme la plus abstraite de l’impératif. Non plus il faut être à l’image de Dieu ou il faut s’efforcer de rechercher la vérité mais il faut aller dans le sens de la marche, dans le sens du mouvement, ce qui est digne d’un enseignement de Monsieur de Lapalisse.
- Ce qui paradoxalement se voudrait être la maxime de l’activité, le contraire de la résignation, un équivalent du très célèbre il faut désormais transformer le monde, ne serait en fin de compte que la plus plate acceptation de l’ordre des choses (ce que les soi-disant anciens appelaient subtilement des êtres). Il faut faire bouger les choses c’est-à-dire il faut faire ce que les choses font. C’est aussi ici que s’éclaire un des paradoxes les plus instructifs de notre présente condition : une profonde résignation spirituelle ne se dissimule-t-elle pas dans les tressaillements d’un corps qu’il faut bouger et mobiliser sans fin pour faire bouger les choses ? Luigi Galvani, ce professeur d’anatomie à Bologne au XVIIIe siècle, qui ne conservait de ses grenouilles que les parties inférieures afin de les soumettre à des décharges électriques auraient sûrement trouvé la maxime superflue : les choses bougent y compris sans la tête. Il faut faire bouger les choses ou la philosophie du bousier profondément englué dans l’ordre des choses.
- Ce tout nouveau lieu commun n’aurait sûrement pas surpris Jacques Ellul qui écrivait en 1966 à propos des nouveaux lieux communs : « Mais après tout, les lieux communs ont-ils donc tant de valeur que l’on s’y arrête ? Ces formules toutes faites qui traînent dans tous les journaux, ces slogans et ces banalités valent-ils réflexion ? Chaque société produit ses lieux communs, mais comme un corps vivant produit ses excréments. Les lieux communs sont la fiente de la société. Or, il n’est pas inutile de se rappeler que les témoins laissés par ceux qui ont disparu sont rarement ceux de leur noblesse. » La pensée d’ailleurs a-t-elle affaire à autre chose qu’au résidu de ce qui reste quand tout le reste a bougé ?
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Publié le 16 septembre 2011 par bernat