La coagulation nationale
- Le ministère de la coagulation nationale (alias ministère de la culture et de la fête) propose, tous les 14 juillet qu’il me reste à vivre, sa grande fête saisonnière, solidaire, anti-raciste, anti-sexiste, anti-homophobe, anti-discrimination, anti-inégalité, anti-injustice et anti-puces (les mouvements saccadés du corps ne sont pas sans évoquer l’agitation somatique de qui veut se déprendre de quelques parasites gênants). Qui veut faire tas ? Qui aspire à se contempler dans une masse ?
- Les professionnels du cœur et des décibels se sont donnés rendez-vous sur l’esplanade de la liberté, de la joie de vivre, du partage et de la communion. La dimension religieuse de l’affaire n’est plus à démontrer, à condition de transformer les austères lieux de culte, délimités, étroits, étriqués, en esplanades géantes prêtent à accueillir un gros tas qui se lâche pour une cause infiniment bonne et juste. Bref, une cause divine accessible par branchement de câbles, méga sonos, entassement et bouillie.
- Un effort, poussons, nous ne sommes pas encore assez solidaires, la solidarité finale est toujours devant nous. Sera-ce une grande fête, un signal fort, une émission d’espoir collectif ? Coagulement parlant, est-ce que ça va prendre ? La question, à peine posée, est aussitôt suturée : c’est déjà un succès, le contrat est rempli. Malheur à ceux qui se méprennent.
- Nous sommes ici dans le registre de la démonstration de force à la manière des musculeux qui bandent leurs muscles sur l’estrade. Chaque professionnel du cœur et des décibels aura sa « session » (et non « cession » puisqu’il est évident que tout cela n’a pas pour vocation de cesser), session solidaire, égalitaire et citoyenne. Les uns feront le clin-d’œil aux autres, les autres embrasseront les uns, formeront avec eux et tous les autres des tas d’amour et de partage. Le micro, objet transactionnel, mandrin cérémoniel, libre et flottant, passera de mains en mains, offrira à chaque professionnel du cœur et des décibels l’occasion de dire haut et fort, à la France entière (en langage coagulant, tout est toujours entier et d’un seul tenant) son indignation et sa révolte, sa colère et sa solidarité. Nous sommes là, il faut compter sur nous, plus inquiétant encore : « la France c’est nous« . Autrement dit, la France c’est ça, ce que vous êtes une fois coagulés dans l’hommage en tas que la solidarité rend à la solidarité, que le social se rend à lui-même.
- La solidarité n’intéresse personne car personne n’agit par solidarité, pour mettre plus de solidarité dans le monde. Les mobiles d’une action, toujours irréductibles, n’appartiennent pas au social mais à l’individuel, non pas aux molécules mais à l’atome isolé dans son acte. La solidarité n’existe que comme spectacle de la solidarité et c’est pour cela qu’elle fut inventée, en un temps où le spectacle, le show, l’insignifiant barnum se cherchait en urgence un indiscutable mobile, une légitimation supérieure. La solidarité n’est autre que le grand chantage des maîtres chanteurs du social, des professionnels du cœur et des décibels. Le chantage des maîtres chanteurs consiste en ceci : – c’est un moyen comme un autre (sous-entendu meilleur que les autres) pour faire passer un message de paix, d’égalité, de justice etc. Etes-vous à ce point anti-anti-raciste, anti-anti-sexiste, anti-anti-homophobe, anti-anti-discrimination, anti-anti-inégalité, anti-anti-injustice pour tirer sur l’ambulance du cœur ? En un temps où le mépris tient lieu de politique, il faut au contraire se féliciter d’une telle initiative, d’un tel succès populaire, d’une telle ambiance de fête et de partage. Le chantage de la solidarité et du social, de nature tautologique (il faut plus de solidarité et de social parce que nous en manquons cruellement) nous livre benoîtement la vérité d’une oppression inédite, professionnelle, gestionnaire, totalisante : résoudre toutes les contradictions humaines dans une coagulation ultime, un tas fusionnel de corps gesticulants, un monstrueux ganglion qui, dans l’affirmation tautologique de lui-même, s’opposerait à tout ce qui risquerait de le réduire, de le diviser, de l’émietter, de freiner son expansion tératologique et sidérante. Nous serons, nous sommes, les nègres du grand goitre sociétal.
- Les valeurs scintillent à coups de stroboscopes géants (le gigantisme est aussi une valeur). « La France c’est nous » contre la « France aux français« . Yannick Noya contre Marine Péninsule. « La France c’est nous » submerge déjà « la France aux français », trop insulaire. Le « nous » coagulant est plus global, plus synthétique. Dans ce « nous » il est aussi question des français, des homosexuelles, des gender studies, des branleurs et des peines à jouir. Il y a dans le raciste un solidaire qui s’ignore, dans l’homophobe un homo non émancipé, dans le peine à jouir un multiorgasmique, dans l’autre toujours le même, à perte de vue. Plus rien à réguler là-dedans, plus besoin de normaliser : une gestion cynique, musicale et beuglante de l’expansion sociale, sociétale et solidaire du grand goitre suffit au bonheur collectif qui n’en demandait pas tant. Sans que l’on sache très bien qui veut de cette chose, sa promotion sans limites tiendra lieu de volonté pour tous. C’est cela qu’il faut, il faut ce que nous sommes. « La France c’est nous« , entendons ce n’est surtout pas autre chose que nous. Ce sinistre plébiscite, ce satisfecit de masse, cet applaudissement blafard du même par le même aurait de quoi terrifier s’il restait une once de malveillance et de cruauté.
- Les politiques savent cela mieux que nous : il est bon de faire croire au grand goitre qu’il lui reste quelque chose à conquérir, qu’il n’est pas tout. Ces champions de la coagulation nationale n’ont d’autre fonction que de maintenir une tension minimale (la droite, la gauche ; le libéral, le socialiste etc.) sans laquelle la mise en scène de l’opposition s’effondrerait sous sa propre masse. Le corps sociétal, social et acéphale par nature et imposition des mains jaunes de SOS (Société Obèse et Solidaire) doit aussi se divertir de sa grisaille et de l’ennui qu’il sécrète comme une traînée de bave entre deux élections.
- Que veut le tas sur l’esplanade du Champ-de-Mars en ce 14 juillet 2018 ? Rien. Pas plus la droite que la gauche, le centre que le milieu, l’arrière-cour que l’arrière-train, l’avant-garde que l’après. Au pire un bon spectacle, au mieux une bonne cuite. Homo coagulans (plus coagulé encore qu’homo festivus) a cessé de vouloir, c’est-à-dire de vouloir se déterminer dans un vouloir. Vouloir est une chose bien trop risquée, une affaire bien trop dangereuse. Que ferons-nous, nous les solidaires, nous les tolérants, nous la France, de ceux qui ne veulent pas ce que nous voulons ? Seront-ils encore français, seront-ils encore anti-racistes et anti-sexistes, anti-homophobes aussi ? Plutôt ne rien vouloir, c’est-à-dire plutôt vouloir ce que personne ne peut ne pas vouloir avec nous dans un grand tas. Amour, amitié, tolérance, partage, qui n’en veut encore, qui n’en veut pas toujours plus ?
- Dans le hall de l’Université de Paris VII, sur un pilier (contrairement à ce que pensent les mauvais langues, il reste encore des piliers à l’Université), une affiche accréditée par son ministère de tutelle (une affiche, un ministère) nous dit ceci : « Voici un garçon qui aime les garçons. Mais ce garçon qui aime les garçons n’aime pas les garçons qui n’aiment pas les garçons qui aiment les garçons. Cette phrase est compliquée mais moins que sa vie d’étudiant homosexuel. » Le plus curieux dans cette histoire d’affiche et de pilier c’est qu’aucun étudiant pratiquant la sodomie (active, passive ou neutre) n’ait arraché ce tract de propagande en signe de résistance et de révolte à son incorporation non concertée sous la bannière de la coagulation nationale de tous ceux qui aiment les garçons qui aiment les garçons qui aiment les filles qui aiment les filles qui aiment les garçons qui aiment les filles (plus compliqué encore). Alors de deux choses l’une : soit il n’y a pas d’étudiants sodomites à l’université de Paris VII ; soit les étudiants sodomites sont aussi solidaires du détournement coagulant de leur sexualité. Dans les deux cas, c’est bien.
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Publié le 13 juillet 2011 par bernat