Il paraît qu’il aurait moins d’esprit critique… Au fil des ans, ce gaz subtil, cette essence rare, ce produit de cocagne volatil et discret s’évaporerait dans l’atmosphère de la modernité modernisante sans que personne ne sache très bien ce qu’il devient. Certains constatent : – il y a moins d’esprit critique, c’est regrettable. D’autres dodelinent : – mais quel manque d’esprit critique ? Des techniciens de la chose sondent les airs à la recherche du plus tenu : mais où en est l’esprit critique ? Le petit doigt en l’air : – quel avenir pour l’esprit critique ? Un mal semble frapper les hommes sous toutes les latitudes : la raréfaction irréversible et universelle de l’esprit critique. Ironie du phénomène, les allergiques d’hier sont les premiers à verser des larmes de collagène sur la disparition de la divine substance. Mais où est passé l’esprit critique ? – s’interroge le journaliste. Nous sommes vraiment critiques et nous manquons d’air ! – glapissent les auto-fichés des réseaux de l’identique. Il serait fastidieux de regrouper toutes les évidences d’hier que la modernité modernisante s’est mise à qualifier avant liquidation, l’esprit critique entre autres. Ce qui n’était qu’une façon parmi d’autres de dire l’intelligence, la finesse, la liberté, l’irrévérence, est devenu, par une opération conjointe de fichage et de martelage, l’esprit critique. Ce qui faisait la texture de l’âme humaine, sa capacité à se déprendre des évidences, à se différencier par son élégance spirituelle des performances cognitives du rat de laboratoire, s’est mué en attribut dans l’air. L’esprit critique ainsi libéré de son bocal bien trop humain s’est mis à flotter dans l’air du temps. Certains auraient la chance d’en avoir encore un peu, question de climat et de zones géographiques. L’effet de serre des grandes métropoles est-il favorable à sa conservation ? On le développe dans des cultures hors sol et on le fume dans des séminaires d’entreprise. En période de pénurie, l’esprit critique passe en contrebande, précieuse épice des marchands de la « valeur esprit ».
Il est pas con et en plus il a de l’esprit critique, équivalent spirituel du plus matériel il est pas moche et en plus il a du fric. L’esprit critique c’est la promesse marketing de l’homo modernicus modernicus, le plus à penser du pauvre en idée, de la révoltine en tube de dix. Quelle ignarde branchouille n’est pas copieusement fournie en esprit critique ? Manquer d’esprit critique est un crime d’anti-modernisme, une faute de goût, un manque de savoir vivre, un signe avancé de provincialisme. Dans l’air ou en tube, l’esprit critique partage le destin de l’aérosol : une diffusion immédiate pour une entropie maximale. L’esprit critique n’est plus cette mystérieuse décontraction de l’âme agile, ce pli métaphysique donnant relief aux plus infâmes platitudes mais une option dans la gamme déjà large du marketing de soi. Toujours moins de poils au cul, plein d’amis, un boulot sympa, une page facebook et beaucoup d’esprit critique, en quatre mots : la fine pointe de l’âme. La critique, écrivait Edward w. Said dans L’avenir de la critique« n’existe que parce qu’elle est pratiquée par les critiques » avant d’ajouter « c’est la conscience critique qui est menacée par les institutions d’une société de masse dont le but n’est autre qu’une inactivité politique garantissant la « gouvernabilité » (pour employer le mot à la mode) de l’ensemble des citoyens ». Parmi les mots à la mode, des programmes d’éducation civique juridique et sociale, aux vernissages de croûtes singulièrement révolutionnaires mais authentiquement à jeter, en passant par toutes les moutonneries pédagogos, l’esprit critique, éther du moderne, figure en bonne position. La meilleure façon de désamorcer la puissance de l’esprit humain mis en face de l’éternelle connerie ? Placer l’esprit critique partout, en tous lieux, sur tous les rayonnages de la consommation de masse et des institutions qui garantissent, inertes, la pérennité de ce bon marché, partout, sauf à l’endroit précis où il dérange et d’où il provient avant tous ces dévoiements : ailleurs.