De l’adaptation

De l’adaptation

 

  • A la fin de l’histoire, dans un proche futur, nous serons soit morts soit adaptés. Dans certaines conjonctures historiques, des logiques dépassées par la course à l’adaptation sont encore suffisamment vigoureuses pour résister (un peu) à la vague des développements en cours. C’est le moment de la crise. Des logiques antagonistes (logique sociale, logique économique ; logique éducative ; logique commerciale ; logique critique, logique festive ; logique intellectuelle, logique publicitaire etc.) entrent dans des conflits asymétriques – tant l’issue du conflit est certaine. La logique sociale pliera face à la logique économique, la logique éducative disparaîtra face à la logique commerciale, la logique intellectuelle sera noyée dans la logique publicitaire. Avec plus ou moins de lucidité, plus ou moins de courage, nous savons cela : le pire est toujours certain.

  • Si la position critique est aujourd’hui la seule qu’un esprit probe puisse encore tenir, cette position instable est aussi vouée à l’échec (échec mondain, il s’entend). Nous jouons perdant. Plus nombreux seront ceux qui ne verront même plus où se situe le problème. Pour quelle raison critiquer encore ? et quoi ? Chaque jour ouvrable, l’évidence gagne en effet du terrain. La raison de cet état de fait est peut-être beaucoup moins immorale que les moralistes s’évertuent à le croire : elle est aussi et surtout fonctionnelle. Plus le processus de liquidation des vieilles logiques avance dans un développement irrépressible, plus les forces nécessaires au déploiement d’une démarche dite encore « critique » sont grandes, plus les gratifications d’un tel travail sont faibles.  Pour quelle raison supérieure faudrait-il d’ailleurs user la force de nos meilleures années à entrer en lutte contre un processus  qui emportera tout ? Sommes-nous à ce point masochistes, nous qui choisissons de poursuivre l’histoire des vaincus ? Sommes-nous à ce point incapables de réussir quelque chose ?  Choisissons-nous par vengeance le parti de l’échec ou sommes-nous simplement, à un moment déterminé de l’histoire, le symptôme d’un changement d’état, encore trop inadaptés à l’adaptation en cours pour vivre sereinement la grande liquidation ?
  • Mais la question se complique passablement si l’on observe, dans ce même mouvement d’ensemble, l’adaptation de la critique. Dans le vaste processus d’adaptation aux nouvelles logiques, la critique en effet n’est pas forcément exclue. Il est même plutôt bien venu de critiquer la nullité des autres. Reste à savoir si les ressorts de cette critique n’entérinentpas, dans un effet de fausse profondeur, les nouvelles logiques par le biais d’un semblant de négativité. Le nouveau conformisme, le plus efficace et de loin le plus difficile à déjouer, consiste à valider l’existant en le redoublant dans une critique. Ce nouveau conformisme a quelque chose à voir avec l’autopromotion médiatique. Critiquer la nullité télévisuelle à la télévision par exemple c’est aussi (et surtout) promouvoir la télévision comme un moyen de critique légitime. Le véritable enjeu disparaît ainsi sous le miroitement des positions contraires dans un débat télévisé. La critique est sauve, la forme télévisuelle aussi. C’est cette même banalité de base qui fonctionne, inapparente, lorsque des élèves ingénieurs, afin de promouvoir ce qu’ils appellent une fête, singent les saynètes obscènes d’un rap poubelle ou les productions cinématographiques les mieux adaptées au marché planétaire des nouvelles logiques. Résumons-le ainsi : je ne fais pas ce que je fais – puisque je suis naturellement mieux que cela  – mais je le fais tout de même.
  • Je ne fais pas ce que je fais puisqu’il va de soi (diplôme, statut social, légitimité instituée, fonction etc.) que je ne peux pas faire ce que je fais car si je faisais ce que je fais, je ne serais pas ce que je suis. Autrement dit, puisque je suis ce que je suis (tautologie fonctionnelle), je peux aussi faire n’importe quoi sans que cela prête à conséquence. Derrière ce raisonnement rarement explicité qui légitime tout, deux principes.
  • Le premier pourrait être qualifié de principe naturaliste. Une fois la position sociale acquise, celle-ci fonctionne comme une nature : je ne peux pas être ce que je suis (par  exemple le détenteur d’un diplôme ayant une valeur sur le marché du travail) si je faisais réellement ce que je fais (des cocktails). Quoi que je fasse, je reste donc ce que je suis. C’est ainsi, dans la même logique, que des animateurs médiatiques peuvent rester, quoiqu’ils écrivent, quoiqu’ils disent, sous quels avachissements promotionnels ils paraissent, des philosophes, des critiques, des intellectuels, des écrivains etc. Une fois fixée, la nature (je suis ce que je suis) l’emporte toujours sur le faire. Autrement dit, quoi que je fasse, ce que je fais n’altère pas ce que je suis, ma véritable nature.
  • Le second principe (complément du premier) pourrait être qualifié de principe irréaliste. Résumons-le ainsi : je peux faire ce que je fais sans le faire réellement. Comment faire quelque chose sans le faire réellement ? En jouant sur l’intention. Je le fais mais comme je n’avais pas l’intention de le faire sérieusement, je ne le fais pas réellement. Notons que le principe irréaliste, en droit, ne vaut rien. Imagine-t-on un violeur dire en toute impunité : je l’ai fait mais comme je n’avais pas l’intention de le faire sérieusement je ne l’ai pas fait réellement ? Le principe irréaliste consiste à penser qu’il y a dans le faire des degrés de réalité (du faire plus ou moins réel) et que ces degrés de réalité dépendent du niveau d’intention. Ce principe permet de se soustraire à une critique qui rappellerait la réalité du faire et cela quelle que soit l’intention de celui qui le fait. Des formules de cour de récréation peuvent illustrer ce second principe : je l’ai fait pour de faux, je l’ai dit pour de rire… mais il se trouve, mon enfant, que tu l’as fait (de cette façon et pas d’une autre), que tu l’as dit (de cette façon et pas d’une autre). Notons enfin que le principe irréaliste est particulièrement à son aise dans des univers de simulation. Qui sera le dupe ? N’est-ce pas le maître d’école vieux jeu qui n’a pas compris que c’était pour de faux, que c’était pour de rire, lui qui rappelle la réalité d’un acte, réalité à laquelle, dans la surenchère des simulacres, plus personne ne croit.
  • Les deux principes (naturalistes et irréalistes) semblent peu compatibles. Dans les nouvelles logiques adaptatives, ils coexistent pourtant parfaitement. Pourquoi ? Le principe naturaliste permet de préserver un ordre, une hiérarchie en toute situation. Plus il est possible de faire et de dire n’importe quoi, plus il est impératif de préserver symboliquement des natures définitivement soustraites à ce processus. Moins le faire est déterminant (tout le monde peut aussi faire n’importe quoi pour de faux), plus les hiérarchies en nature se rigidifient. Le vaste processus de déréalisation en cours conduit à ce renversement que d’aucuns qualifieront de cynique : nous ne sommes pas n’importe qui, nous qui faisons n’importe quoi. Mieux, c’est parce que nous pouvons nous permettre de faire n’importe quoi, sans jamais être réduit à ce faire, que nous ne sommes pas n’importe qui. Dans l’ancienne logique, en cours de liquidation, pour ne pas être n’importe qui, il s’agissait de ne pas faire n’importe quoi, c’est-à-dire de prouver, dans un faire conséquent et spécifique, la valeur de son être. Etre quelqu’un, c’était être capable de faire quelque chose. Nous tenions-là, dans cette réalité, une preuve de l’être : je suis ce que je sais faire. Mais les nouvelles logiques commerciales, économiques, publicitaires, festives ne pouvaient se contenter trop longtemps de cette preuve par le faire, trop réaliste, trop spécifique, trop inadaptée aux constantes variations d’objectifs du marché. C’est ainsi qu’elles se sont mises à promouvoir un autre type de preuve de l’être : je suis parce que je peux aussi faire n’importe quoi. Vous croyez que je ne suis qu’élève ingénieur Supélec ? Mais non, je suis plus, je suis aussi rappeur et faiseur de cocktails (principe irréaliste) sans que ces nouveaux attributs n’altèrent ma nature première (principe naturaliste), immuable celle-là, une nature inoxydable qui m’accompagnera, quoi que je fasse, toute ma vie. Cette nature fera que, de toute éternité, je serai toujours plus que tout ce que je fais pour de faux, que tout ce que je fais sans le faire mais pour montrer à tous que je peux le faire aussi.
  • Face à la critique, l’opportunisme consiste alors à passer alternativement d’un principe à l’autre : tantôt ingénieur Supélec en charge du futur quand la légitimité est en jeu (principe naturaliste), tantôt acteur de Gala, faiseur de cocktails (principe irréaliste) lorsqu’il s’agira de s’affirmer comme capable de faire aussi n’importe quoi. Cette affirmation est rentable économiquement puisqu’elle correspond à un surcroît d’adaptabilité. Cet opportunisme fonctionnel annule les approches dites « critiques » puisqu’elle les prive d’un point d’application réel. Soit nous sommes dans l’indiscutable d’une nature, soit nous sommes dans le n’importe quoi d’une posture. Attaqué sur la nullité d’une posture, l’opportunisme répondra nature et réciproquement. Face à ces stratégies de fuite, la méthode consistera à rappeler un savoir faire critique qui ne jouera pas le jeu des dupes mais qui réclamera par contre, n’en déplaisent aux critiques pour de faux, une véritable compétence. Position inadaptée par principe tant elle refusera, pour quelques temps encore, l’opportunisme des adaptés.

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Publié le 25 octobre 2010 par bernat

Publié dans : Fin |

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