Critique de la société du cancer

Critique de la société du cancer

 

A ma chère grand-mère Irène, morte d’un cancer

  • Qui n’a pas eu l’info : David Servan-Schreiber a un cancer et c’est bien triste pour lui, pour ses proches, sa femme, ses frères et son chat. David Servan-Schreiber va mourir bientôt, on nous le dit, c’est éminent, à tous les sens du terme, à ce point éminent que le non moins éminent Nouvel Obscène décida, dans une énième soumission aux manies du présent, d’en faire sa couverture éminente de la semaine.
  • Etant donné, et c’est bien triste pour les non cancéreux, qu’il est impossible de critiquer la mise en scène du cancer sans avoir un cancer ou sans avoir eu au moins un proche mort d’un cancer, je prends prétexte du cancer mortel de ma grand-mère pour m’autoriser à causer sur le cancer, disons plutôt sur le spectacle du cancer, à moins que ce ne soit sur le cancer comme spectacle. Après la critique de la société du spectacle, la critique de la société du cancer, son prolongement naturel.
  • Ma défunte grand-mère, d’un naturel plutôt réservé et austère, n’était pas du genre à se mettre en scène avec son cancer, à poser avec ses proches et son cancer, ses amis et son cancer, son chat et son cancer, son piano et son cancer, son cancer d’hier et son cancer d’aujourd’hui, son courage et son cancer, ses yeux bleus et son cancer, son cancer et son antique cancer. Certes, à la fin de sa vie, elle avait bien le cancer, c’est une certitude médicale, mais elle le gardait pour elle. Elle parlait des oiseaux dans le champ qu’on pouvait observer à l’heure du souper depuis la salle à manger, elle rappelait à l’ordre son mari lorsqu’il salait trop la salade et elle ironisait sur les professionnels du sens de la vie, les marchands de sagesse, nous faisant comprendre, avec quelques anecdotes cruelles et bien choisies, qu’il n’y avait rien à comprendre.
  • J’imagine l’accueil qu’elle aurait réservé à un journaliste du Nouvel Obscène qui serait venu l’importuner à l’heure de la sieste pour qu’elle lui cause de sa relation intime au cancer ou de la playlist qu’elle comptait diffusait (avec quoi d’ailleurs ?) au moment de son dernier souffle. Le crétin journaliste du Nouvel Obscène venu chercher la larme, le frisson dans la voix ou le regard perdu aurait subi le même sort qu’un témoin de Jéhovah.
  • « Le livre testament de David Servan-Schreiber. Son bouleversant combat contre la mort. » Ma grand-mère n’a pas écrit de « livre testament », n’a pas fait la une du Nouvel Obscène et n’a pas livré « un bouleversant combat contre la mort », une de ces phrases creuses qu’affectionne particulièrement le journalisme d’ambiance, sans âme et sans idées. Ma grand-mère est morte d’un cancer. Elle ne mena aucune guerre, aucun combat, elle n’était pas en lutte. Elle souhaitait ne pas trop souffrir et conserver quelques forces pour parler d’autre chose, convaincue que « son » cancer (quel rapport d’appropriation peut-on d’ailleurs avoir à ça ?) n’était pas un sujet de discussion, d’analyse ou d’étude, que ce truc qui allait lui prendre la vie ne méritait pas d’être au centre d’une quelconque discussion.
  • Il faut dire que ma grand-mère était d’une autre génération, une génération où l’on n’exhibait pas sa nullité intellectuelle sur Twitter, son cul sur Facebook et son cancer dans le Nouvel Obscène. Une génération discrète en somme qui se faisait sûrement, dans son rapport à la mort, une autre idée de la vie.

(Publié le 19 juin 2011 par bernat)

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