Belhaj Kacem, Ironie et vérité et ironie.

Belhaj Kacem, Ironie et vérité et ironie

 

  • La question est lourde et lourdement posée : quel est le « trait anthropologique et « psychologique » dominant du nihilisme démocratique occidental » pour le praticien tout terrain MBK dans sa contre action théorique ? L’ironie, oui, l’ironie.

« L’entrée en matière de L’esprit du nihilisme, que constitue ce premier tome, se fera de la manière la plus simple possible, en relevant le trait anthropologique et « psychologique » dominant du nihilisme démocratique occidental : l’ironie. La France, en particulier, est le pays d’élection où observer l’ethnologie du nihilisme démocratique achevé : chaque année, les grands médias multiplient un peu plus les comiques et les « imitateurs », qui occupent désormais lithurgiquement l’écrasante majorité du « temps de cerveau disponible » des téléspectateurs. Les journaux adoptent toujours plus systématiquement, quand le sujet ne touche pas à quelque drame, le ton du sarcasme et de la dérision obligatoires, qui deviennent même la marque infaillible du « bon démocrate », c’est-à-dire l’exemple universel d’homme « vraiment libre » qu’il convient de se montrer le plus modeste possible, par rapport à tous miséreux qui n’ont pas cette chance : le principe d’ironie est cet impératif catégorique d’une charité bien ordonnée. Enfin, jamais le citoyen quelconque n’aura vécu sous l’impératif catégorique proprement kantien, c’est-à-dire vide et non nécessité par quelque causalité naturelle, de « ne pas se prendre au sérieux » « .

  • J’ajoute à la liste de Belhaj Kacem : la déconnade, le guignolesque, le carnavaleux, le foutage de gueule et laisse la rubrique ouverte à d’autres variations. Pour quelle raison dominante et archétypale privilégier l’ironie dans cette liste fourre-tout ?

« Le temps semble loin où Hegel pouvait faire montre de son profond agacement devant l’ironie des romantiques, et la négativité toute abstraite qui était selon lui la leur ; et où son plus turbulent contestataire, Kierkegaard, développait dans sa thèse universitaire, Le concept d’ironie, à vingt-trois ans, déjà la matrice de sa pensée, en des vues décisives, mais où l’ironie était encore tenue pour une donnée aristocratique de la profondeur philosophique, qu’il illustrera très peu de temps après par la figure du « joueur », ou par une méditation sur le personnage de Don Juan. Or l’ironie, et la plus raffinée, s’est aujourd’hui entièrement démocratisée. »

  • Mais vive le « nihilisme démocratique occidental » si son achèvement paroxystique se solde par une démocratisation de l’ironie « la plus raffinée », ironie relayée par les « grands médias », les « comiques » et les  » « imitateurs » « , ironie du sarcasme et de la dérision. Poussons un cran plus loin les corollaires dans le sens de la marche triomphale du méchant « nihilisme démocratique occidental », accélérons les meules du foutage de gueule, fêtons le triomphe de la popularisation démocratique du « « principe d’ironie » « . Ironiquement, dans cette idylle de raffinement et de finesse, Belhaj Kacem pousse des hauts cris: « Cette démocratisation, on aura plus d’une occasion de le prouver, occasions qui excéderont ce livre même à raison des tomes qui lui succéderont, a pour le moins partie liée avec le triomphe du nihilisme le plus épais dans les « démocraties » avancées, et jamais plus qu’en France. » Trois traditions bien françaises pour Belhaj Kacem : la révolutionnaire oubliée, la coloniale vichyste « plus douteuse » et la sarcastique mondaine sophistiquée. Ce qui caractérise la troisième tradition: « le « mot d’esprit », la virtuosité de saisie instantanée des rapports mondains, la violence de salon. » En effet, il est notoirement connu que la démocratisation sans freins de l’ironie nihiliste démocratique occidentale a largement diffusé « la virtuosité de saisie instantanée des rapports mondains » et cela à travers les plus grossiers canaux du sarcasme médiatique. A moins que la « démocratisation de la forme ironique » sur « le modèle de la violence de salon » à l’ensemble du peuple de France ne soit que le résultat prévisible de la projection de la « virtuosité de saisie instantanée des rapports mondains » sur une masse anonyme nihiliste sommée de corriger sa mauvaise ironie au profit de la bonne, celle qui nous vient tout droit de Marivaux : « Qu’on m’entende : je n’intente ici aucun procès de l’art ironique, si singulièrement à la française. Au contraire, tout le chapitre sur Marivaux consiste en son plus vibrant hommage, et notamment dans sa « french touch » « . So british.
  • La  » « popularisation » de l’ironie » ou l’autre nom du « nihilisme de masse » ? La première phrase de la grande œuvre est sans appel : il y a du nihilisme occidental et ce « nihilisme de masse » carbure au principe d’ironie, cette morale des esclaves pour Belhaj Kacem. Sans ironie aucune, je fais le constat inverse : il y a de moins en moins d’esprits ironiques et de plus en plus de cons prétentieux. Quant au « nihilisme », voilà déjà belle lurette que je ne convoque plus ce gros appareillage scolastique toujours efficace pour affoler les nonnettes. Des études manquent sur la fonction stratégique de semblables notions indistinctes. Jadis, il y avait la Raison dans l’histoire. Le Nihilisme ne fait qu’occuper une place que la dissolution historique du grand concept unifiant laisse vacante. Mais il faut un concept unifiant, Histoire de rassurer le philosophe – du moins se prenait-il pour tel – sur la consistance des principes et la pérennité des modèles théoriques. Ce sera « le nihilisme de masse » et son esprit, plutôt son mode de propulsion historique : l’ironie. Les apparences ne satisfont pas : il faut de l’être, de la vérité, de l’ontologie, toute l’armature que l’apprenti philosophe convoque pour faire semblant de faire semblant de dépasser l’ancienne architecture hégélienne. Faire semblant de faire semblant ? « C’était la définition que je donnais de l’ironie, elle m’était venue telle qu’elle, et j’ignorais alors qu’un certain Marivaux m’avait de longtemps précédé. Ma petite originalité sera pourtant sauve, si j’arrivais ici à forcer philosophiquement – au sens le plus français de l’adverbe – la robustesse que j’ose dire universelle de l’énoncé. » Afin de sauver, sans ironie, sa « petit originalité », Belhaj Kacem force philosophiquement la sublime découverte afin de rejoindre le terrain acceptable de toutes les ontologies historiques : l’être à l’œuvre dans l’Histoire. Empressons-nous de chercher « la vérité d’une époque entière de l’occident » dans cette manifestation qui saute aux yeux de tous ceux qui les clignent : l’ironie comme « forme pure de la subjectivité contemporaine ». La Phénoménologie de l’Esprit (du nihilisme ?) n’est pas loin. Serions-nous en présence d’un simulacre de Hegel une fois évanouies les raisons historiques d’une œuvre soudée à la croyance pathétique d’un accomplissement temporel de l’Esprit. Le semblant du semblant de Hegel, j’ai nommé, au creux de la double négation qui ne revient pas au même : Medhi Belhaj Kacem.
  • Le « nihilisme » fait partie de ces notions à nihiliser sans attendre. Mais la chose existe indépendamment de sa notion, radote le soi-disant réaliste qui s’accroche à la branche de l’ostensoir. Notre radotant feint peut-être d’oublier qu’une chose qui n’est rien ou pas grand chose n’existe qu’à la seule condition d’être encadrée par un récit : le récit du nihilisme occidental démocratique dont le ressort caché serait ce « principe d’ironie » si communément partagé par tous les nihilistes de salons et de supermarchés. De quelles valeurs sous-jacentes le récit du nihilisme est-il le préambule ? De quel replâtrage conceptuel allons-nous hériter une fois le nihilisme dûment diagnostiqué dans son déploiement historique ? Vient un temps, le nôtre, où « le nihilisme » a cessé d’être un problème pour la pensée, où il n’y a plus, à salement parler, que des usages stratégiques de la notion en fonction de contextes d’énonciation qui supposent la référence à une force adverse qui emporterait tout (ou presque) dans sa déconnade généralisée. Belhaj Kacem, semblant de semblant de Hegel, aurait-il besoin du « nihilisme » comme d’autres ont besoin d’un psy ? Si les non-dupes errent, trouvons vite un re-père. « Le nihilisme« . La répétition du même ? Quel foutage d’Hegel.

  • Baudrillard ? Mais « le simulacre » bien sûr. La consommation de noms propres et de mots magiques en passe par de tels raccourcis : l’œuvre se résume au patronyme et l’ensemble des problèmes posés à un mot. Efficacité maximale de l’ordre du discours consommé. C’est ainsi, sous la pression du marché des signes de la critique, que la pensée rejoint la forme publicitaire. Baudrillard, selon cette logique compressive, aurait diagnostiqué « l’ère du simulacre ». Ce diagnostic se double de « son réel mondain », à savoir « l’ironie obligatoire de toute la génération que recouvre cette époque. » Pour ainsi dire – puisqu’il le dit ainsi et pas autrement – Baudrillard serait le « prophète » d’une « jeunesse », « rigolarde et dépressive, morne et jouisseuse, frénétiquement curieuse et consumériste de culture, en même temps que profondément sceptique et morose, incrédule en tout et indifférente pour tout dire, et d’une incrédulité qui n’est pas celle des « libres esprits » appelés des vœux de Nietzsche, qui n’est pas celle d’un « gai savoir », mais d’une sorte de nuit transparente ». Puisqu’il faut bien que le « simulacre » provienne de quelque réel (puisque si tout est simulacre, il n’y a plus rien à simuler), cherchons ce réel dans « une ironie généralisée ». Cela donne : « L’ironie, réel subjectif et mondain des ténèbres idéologiques du simulacre. » Mais pourquoi Baudrillard ? Parce que lui-même vient de « la retombée de tout le contenu de l’événement soixante-huit dans les signes exsangues de la répétition. » (…) « L’ironie obligatoire, réel psychologique et mondain du « simulacre », va de pair avec le « dépressionniste » avachi qui a succédé à la grande orgie des années soixante et soixante-dix. » Certes (c’est un bon principe martial) il conviendra de faire crédit à l’auteur pour cette phrase dénuée de sens en substituant gracieusement à « dépressioniste » dépressionnisme. Pour autant, et une fois correction faite, qu’avons-nous ici ? La réduction psychologique et mondaine d’une situation qui engage toute une économie politique du signe (cette même économie qui autorise Belhaj Kacem à aplatir l’œuvre sur le signe « Baudrillard »). Comprenons bien : le « réel » du simulacre, son noyau dur, consisterait, pour Belhaj Kacem, en une réaction d’ordre psychologique à la grande désillusion qui eut cours dans le milieu (« mondain » de préférence) post soixante-huit. Déçus, les « prophètes » du simulacre généralisé auraient étendu, par une secrète vengeance, leur défaitisme « dépressioniste » (là, ça colle) jusqu’à en faire une pâte transparente propre à recouvrir, dans le semblant du semblant, l’extrême faiblesse de leurs analyses.

« Le simulacre, son évidence nous a chacun, à un moment ou à un autre, frappés en ceci : il n’y avait plus de radicalité, mais des simulacres de radicalité ; plus de transgressions, mais des simulacres de transgressions ; plus d’événements, mais des simulacres d’événements, etc.  – et le reste, tout le reste devait s’ensuivre : puisqu’on trahissait massivement, et souvent sans même le vouloir, la vérité dont on fut porteur, tout le reste devenait du flan, du semblant, du creux. Ce n’est pas un pléonasme : il y a du semblant pas-creux, c’est même là une entente authentique de la vérité, et en tout cas le cœur de notre sujet. »

  • Une fois l’œuvre de Baudrillard ramenée à son signe consommable (- c’est du Baudrillard, le simulacre bien sûr !), une fois ce signe lessivé dans une réduction psychologique qui prend bien soin de ne surtout pas se poser la question de la réalité (le méchant mot) des phénomènes en cours – réalité que l’intelligence critique cherche à saisir dans un ensemble de problèmes posés à la pensée qui s’efforce de résister à sa liquidation consommée – la troisième étape consiste à enfoncer quelques portes bien ouvertes (« il y a du semblant pas-creux ») en guise de révélation de plus haut niveau. Comme si l’œuvre de Baudrillard consistait à affirmer in fine que tout était du « flan » ? Que pareille sottise consécutive de la non-lecture d’une œuvre puisse prétendre au statut de « philosophie », voilà bien un simulacre que ne se laissera pas expliquer par une réduction psychologique dont raffole les éditeurs de flans. Ne nous méprenons pas sur les intentions de cette lecture du texte de Behlaj Kacem : la question n’est pas de jouer le signe « Baudrillard » contre le signe « MBK » mais de montrer comment fonctionne l’économie du signe une fois disparue l’exigence qui devrait s’attacher au déploiement de problèmes liquidés par défaut de lecture. Il va de soi que le travail du commentaire, censé révéler le texte dans une attention critique, relève de l’opération transgressive lorsqu’il s’applique à des discours fonctionnant sur la modalité du déjà-vu : le signe Baudrillard je connais, le simulacre c’est du flan ; Baudrillard, c’est le simulacre, c’est le flan.

« Le simulacre est à ce moment, que nous sommes très nombreux à avoir connu – et c’est le moment baudrillardien -, allé de soi : recoupait effectivement ce que nous rencontrions. Tout est faux, tout est semblant, tout est pose, tout est toc, mimétique, parodie, plus rien n’a de contenu réel, tout n’est que répétition vide d’une origine à jamais perdue ; faux rebelles, faux sexes, faux artistes, fausse littérature, faux sentiments, etc.
Nous ne disons pas non plus fausse politique, malgré l’aller-de-soi, ni fausse philosophie, nous verrons pourquoi : la politique, parce qu’il est probable qu’elle soit, en ce cas d’école, le cœur (bien dissimulé !) du problème, la philosophie, parce qu’elle est seule à nous hisser à la hauteur de l’enjeu.  »

  • Comprenons bien, nous (les lecteurs de Baudrillard plutôt que les autres) sommes très nombreux à avoir connu un « moment Baudrillard » que l’on résumera ainsi : tout est du flan, le flan c’est tout, du flan, un point c’est tout. Crise juvénile de la conscience qui apprend, au contact du mondain, à se déniaiser, « le moment Baudrillard » doit être dépassé dans « le politique » et par la « philosophie », parce que c’est elle seule qui peut nous hisser à la hauteur de l’enjeu. Mais quelle politique ? Et quelle philosophie ? A moins que la conscience déniaisée décide d’appeler « philosophie » du dépassement sa philosophie et politique sa décoction maison de sentences magistrales à valeur collective. Appelons par exemple « anti-scolastique » cette philosophie et « hypothèse communiste » cette politique et nous serons quittes d’un dépassement dans les règles de l’art. Ce volontarisme s’observe (qui n’a pas sa solution de sortie ?) et il s’explique. Pour observer ce volontarisme, il suffit de lire et de relever la constance de ces vœux pieux : « politique », « démocratie », « philosophie ». D’aucuns ne doutent que la pensée dite « critique » ne soit bien vivante, prolifique même. J’ose : elle ne s’est jamais si bien portée. Tout peut se dépasser, aucun point de butée n’est indépassable. L’Histoire continue. Ceux qui soupçonnent, dans toute cette richesse de « dépassements » et de solutions de sortie, dans ce volontarisme anti-dépressioniste, l’immense radotage d’une opération de liquidation par réalisation intégrale de la « modernité », n’ont qu’à ausculter plus en profondeur les raisons psychologiques de leur dépression. Les signes sont là, le renouveau et proche ; que les sceptiques de la « Génération Sarcastique » entendent bien cette promesse. Pour l’expliquer ? Qui est prêt à payer le prix d’une acceptation intolérable : la condamnation à la redondance dans un monde saturé de « nouveautés », de « dépassements » et de « nouvelles critiques » ? Qui est prêt à tirer toutes les conséquences d’une situation pas plus malheureuse qu’heureuse, une situation qui est simplement notre lot commun une fois l’homme réalisé c’est-à-dire définitivement parvenu.

« Le simulacre de Baudrillard n’aura, en fait, pas daté d’hier ; il est la conscience malheureuse de l’ironie. »

  • Le simulacre de dépassement, de philosophie, de politique, de démocratie, de sens, de fin, de destination… ne date pas d’hier mais il s’est toujours accompagné d’une conscience heureuse, confiante dans les  promesses de la vérité. Les hommes désirent les promesses de la vérité ; une fois la promesse réalisée (et notre belle « civilisation » met un point d’honneur à les réaliser toutes mais n ‘importe comment), il leur reste l’ironie. Ironie et vérité et ironie.

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Les citations sont extraites, au forceps, de l’Introduction de Ironie et vérité, L’esprit du nihilisme I, Paris, Nous, 2009. Si je sens qu’une masse nihiliste en délire réclame une lecture du chapitre intitulé « Le théorème de Baudrillard » (où il est avéré que le « philosophe, écrivain » n’a rien compris – ou si peu – à l’auteur pré-cité), je plongerais de bon coeur dans le simulacre.

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Publié le par bernat

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