Adorno et le baron de Crac

Adorno et le baron de Crac

 

  • Le philosophe Théodor Adorno, au milieu du XXe siècle, aboutissait déjà à ceci : la fétichisation du langage, son écrasement sur des étiquettes interchangeables (réac, il est réac, tu es réac, pas lui ?), annulait jusqu’à la possibilité même d’une subversion critique (bobo, tu es bobo, il est bobo, pas elle ?). Toute critique sera désormais susceptible d’être récupérée sous les traits grimaçants de ce qu’elle dénonce. La critique fétichisée, dans une économie de signes publicitaires – quels sont les signes qui se vendent le mieux ? – ne vaudra désormais qu’en fonction de la place qu’elle occupe sur la carte stratégique des mots valises de la semaine. Si la critique ne peut produire à son tour que des signes intégrables dans le grand marché indifférencié des logo-techniques, pour quelle raison lui prêter encore attention ? Epuisement terminal des mots de la critique. Non pas que le monde soit devenu à ce point insignifiant, mais au sens exact où il se trouve saturé de significations rendues insignifiantes par prolifération et contamination virales. La philosophie se trouve ici au bord du gouffre et avec elle la possibilité d’un discours dit encore critique. Ils restent bien sûr, ici ou là, quelques Barons de Crac qui ne voient pas mon problème. Perchés sur des boulets langagiers, ils survolent le champ de mines de la critique.

  • Philosopher, à l’heure de cette saturation de signes et de discours, d’étiquettes et de marques repères (facho, tu es facho, il est facho, pas lui ?) consiste pour eux à choisir son camp : pour ou contre le réel ? La position d’Adorno est sur ce point exemplaire de l’aporie critique contemporaine. Adorno en fait un constat essentiel de sa Dialectique de la raison : les mots sont devenus interchangeables, négociables, transposables à l’infini. Mais il soutient aussi dans Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, qu’on ne saurait, au nom d’une prétendue capacité intuitive, briser « le cercle de l’existence », sortir de l’immanence, afin de surplomber le langage pour le sommer à rendre raison de lui-même au nom du réel. L’alternative est claire : exclure le réel et soutenir que tout (ou presque) est idéologie – y compris son propre discours – ; ou prétendre penser dans l’horizon d’un réel révélé dans la clarté d’un discours transparent et univoque. La sortie de l’aporie est par contre beaucoup plus opaque : « Il faudrait, nous dit Adorno, établir des perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasses, tel que, indigent et déformé, il apparaîtra dans la lumière messianique. » (Minima Moralia). Donner figure à l’invisible par les mots. Je cherche… S’agit-il de reformuler les conclusions épiscopales de Nicée II (787) ? L’icône comme signe de la présence du divin – ou de son absence, ce qui ne change rien aux termes du problème ? Ordre visible ou invisible peu importe, du Verbe pour nous sauver du désordre des mots et du chaos de la critique postmoderniste.

  • Voyons ce que nous dit par exemple Gilles Moutot sur le sujet, un épigone normalien, tamponné, tout ce qu’il faut : « Si recours il y a au motif messianique, celui-ci se fait sur le mode du « comme si ». Entendons : il souligne à la fois que la douleur du monde exige une autre connaissance, une connaissance qui ne la trahirait pas en la renflouant par des mots, et que cependant cette révolution ne peut – ne doit – être envisagée qu’à l’intérieur même du discours. » (G. Moutot, Adorno, langage et réification, PUF, 2004). Un cercle carré en définitive pour ceux qui n’abandonnent pas le fil de la raison, et la réflexion critique et politique est aussi à ce prix. Il me faudrait donc faire comme si le face à face du langage et du réel pouvait être biffé tout en étant ultimement résolu dans un « rapport oblique » (toujours l’épigone), déplacé par la lumière messianique.

  • A ceux qui ne verront là que cracs et chimères, l’épigone adornien répond sur son boulet que l’unité du mot et de la chose, loin d’être réalisée dans une synthèse objective, peut s’éprouver « en tant que caractère irremplaçable des mots au sein de certaines dispositions « configuratives » du langage. » Que faut-il entendre par « caractère irremplaçable des mots » (l’italique n’apportant rien de plus) ? L’épigone adornien poursuit sa course frénétique vers le Verbe critique : il s’agirait « d’un supplément » (pour reprendre le terme de Derrida) au signifié, « excès » non identifiable qui cependant s’atteste dans ce que plus tard Adorno nomme expérience contraignante de l’expressivité du langage – lorsque nous nous exclamons : « C’est cela ! Ce ne pouvait être dit autrement ! »  » L’affaire semble bien ficelée mais en quoi cette expérience contraignante sortirait-elle indemne des processus marchands de récupération et d’aplatissement des signes ? Ce que vise la production à flux tendus de logo-techniques c’est justement ce caractère contraignant du langage. Imposer le mot (il est sexy, elle est sexy, ils sont sexy, mais pas toi) comme ce qui ne peut être dit autrement. Quel sera d’ailleurs ce sujet du langage qui attesterait du caractère irremplaçable de tel signe et pas de tel autre ? A moins de supposer une mystérieuse affinité entre le locuteur et son discours, ce qu’attestent évidemment les textes sacrés, je vois mal quelle pourrait être la nature de cette épreuve de la nécessité interne du langage. Cette mystérieuse congruence rejoint de toute évidence le thème messianique d’une incarnation du Verbe dans la parole.  – C’est cela ! C’est tellement juste et tellement bien dit. Amen.

  • La critique se trouvera sûrement désemparée face à une telle exigence : parler le Verbe afin d’échapper au conventionnalisme (l’arbitraire du signe) ou à un plat réalisme postulant une identité entre le mot et la chose. L’horizon d’une résorption possible du signifiant, du signifié et de la signification – fut-il l’horizon d’un comme si – ne peut qu’inhiber. Disons plutôt qu’elle m’inhibe. A moins que la critique ne se mette en tête de chercher, pour sortir de la bouillasse insignifiante postmoderniste, un langage ontophanique, révélateur de l’être, en lieu et place d’une critique plus profane. Moins propre aussi. Un tel messianisme de la critique placera forcément à l’horizon du travail de curetage une réconciliation hypostasiée pesant sur mes épaules de tout le poids d’un devoir être.

  • C’est cela ! Mais pour qui ? Pour le poète qui pense avoir le mot juste ? Le politique qui trouve dans l’étiquetage du jour le principe de son action ? Le publiciste qui vend sa soupe et son concept ? Une fois ces questions posées, et bien d’autres encore, il est raisonnable de comprendre à quel point l’exigence d’une résorption zénithale du langage et du réel ne peut être que la marque de fabrique d’un discours académique qui cherche à se sauver du bourbier. L’épigone adornien – on le trouvera dans les couloirs de la fac – se donne les outils théoriques et thaumaturgiques d’un sauvetage in extremis qui ne concerne, hélas, que lui. S’il s’agit simplement de cela, dire le Verbe, dans l’ignorance du mode de fonctionnement effectif du langage, de son usage stratégique et politique, nous n’avons aucune raison sérieuse de désespérer de la critique. Il se trouvera toujours quelques épigones kantiens, nietzschéens ou adorniens, pour se satisfaire, devant un parterre ébahi, de la nécessité de leurs formules. Eux seuls, comme le Baron de Crac, savent s’extraire avec élégance du grand bourbier.

Publié dans : Fin |

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