A propos d’un article intégriste sur Jean Baudrillard
- Vint la mort de Baudrillard et le temps, c’est l’usage, pour Christian Delacampagne de signer dans le Monde en 2007 un article sur le sujet, le sujet, autrement dit Jean Baudrillard. Dans cet article, Delacampagne pointe son « goût du paradoxe« . Ce goût l’aurait même fait sombrer, en fin de vie, nous instruit-il, « dans une version populiste et schématique d’anti-américanisme« . Il ajoute : « Au lendemain des attaques du 11-septembre, Baudrillard publie dans Le Monde d’abord (3 novembre 2001) puis chez Galilée (2002), L’Esprit du terrorisme, suivi peu après d’un recueil d’articles sur le même sujet, Power Inferno. Un ensemble d’écrits caractérisé par l’absence de sympathie pour les victimes de la tragédie et, au plan théorique, une double affirmation : le 11-septembre aurait constitué un événement dont tout le monde aurait rêvé, parce que chacun rêve de la destruction de la puissance américaine ; et la « vérité » de cet événement serait à jamais insaisissable, comme si des doutes pouvaient (ou devaient) exister sur l’origine islamiste de la destruction des tours jumelles« . Quelque que soit le drame, la sympathie pour les victimes, Christian Delacampagne, ça ne mange pas de pain. Les champions du trémolo sont légions, les adeptes de la liqueur vertueuse ne manquent pas. Beaucoup plus problématique est la réflexion sur l’imaginaire collectif qui accompagna et anticipa (ce que Baudrillard appelait la précession des simulacres) ce crime de masse. Qu’y a-t-il d’inaudible, hier comme aujourd’hui, dans l’analyse de Baudrillard ?
- Le soir du 11 septembre 2001, entre la mise en boucle télévisée du crash sur les tours de New York et deux pages de pub, le packaging imaginaire était déjà en place. On pouvait voir Ben Laden, fusil à l’épaule, s’exercer au tir dans un désert non loin de La Base, un lieu à mille milles de toutes terres civilisées. D’un côté la civilisation, de l’autre son Autre absolu. L’écran pour faire la grande synthèse. Puis vint le trombinoscope des derniers de l’humanité, résultat d’une enquête éclair. Le scénario est bouclé : les 19 derniers ont commi l’acte barbare par excellence, la liberté est en danger, la civilisation d’Occident, nous, toi, lui, moi, elle. Orgie d’articles, d’analyses à chaud, de reportages, messes philosophiques, géopolitiques, géostratégiques, géogéographiques. Maintenant bas les masques, il faut choisir son camp. Bush, oracle creux, sonne le Tocsin : ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Et cela vaut a fortiori pour les quelques déviants qui oseraient douter. Baudrillard est de cela.
- Réponse, dans le ton de l’idéologie de saison, une saison qui a encore quelques chances de durer dans l’état actuel des rapports de force, toujours du même Delacampagne: « Dérive tardive d’un homme qui avait fait de la provocation un ressort de sa pensée ? Quoi qu’il en soit, on n’oubliera pas que Jean Baudrillard fut un actif témoin de son temps ». Lisons : en dépit de cette « dérive« , Jean Baudrillard reste Jean Baudrillard. Sur le plus sérieux, Baudrillard dérive. Sur le plus mondain, retenons tout de même l’œuvre de Jean Baudrillard. Baudrillard pour divertir, Baudrillard critique de la société de consommation, Baudrillard le « témoin actif ». Sur le fond, Delacampgane n’a rien à dire. Cela s’appelle rendre hommage à. Que faut-il entendre par « témoin actif » ? La suite : « Par sa plume mais aussi par la photographie ». Les idées attendront. Baudrillard écrit bien, Baudrillard aime la photographie. Baudrillard est aimable. Mais que Baudrillard ose briser le consensus ambiant en formulant quelques doutes sur le consensus ambiant et l’hommage se crispe, s’avachit à la charge du dérivant. L’hommage comme rappel à l’ordre. Pardonnons mes frères de plume à Jean Baudrillard, il ne savait pas ce qu’il disait.
- Nous sommes en juin 2001. Frédéric Martzel recueille pour Le Magazine Littéraire quelques propos de Jean Baudrillard. Frédéric Martzel : « Les conditions sont donc réunies aujourd’hui pour de nouvelles radicalités…« . Réponse de l’intéressé : « Réunies, je ne sais pas, mais nécessairement, oui. La situation est autrement catastrophique que dans les années 60. Le système a évolué beaucoup plus vite que la pensée critique. Nous, pauvres intellectuels, avons été repris. Je constate aussi que si certaines formes de critiques demeurent, elles sont sans effets. La critique a été intégrée au système – on est d’ailleurs dans une société très « intégriste ». Peut-être, dans ces conditions, faut-il prendre les choses à revers, ne plus les critiquer frontalement. Mais c’est un travail que je ne vois personne faire aujourd’hui ». Sur la question d’une possible continuité du « programme » des années 60 et 70, il ajoute : « Aujourd’hui, le problème est différent. Le monde est réalisé : c’est ce que j’appelle la réalité intégrale. Du coup, pour vous, pour votre génération, c’est difficile. Il n’est plus question de renouer avec une subversion un peu dépassée, ni refaire un travail de déconstruction assez largement accompli. C’est donc beaucoup plus difficile« .
- Le 11 septembre 2001 est véritablement l’expérience cruciale pour comprendre en profondeur ce que le terme société « intégriste » veut dire. Baudrillard choisit le terme en le faisant jouer à rebours de son usage commun : l’intégriste d’ailleurs, le fanatique de là-bas, l’Autre absolu de la civilisation. Une société « intégriste » intègre la fabrication de son Autre. Ce sera lui l’intégriste. Il n’y a plus d’extériorité au « système« , plus de dehors qui ne soit pas déjà un effet du dedans. Bien sûr on peut comprendre cela intellectuellement, réfléchir indéfiniment sur le même et l’autre, l’engendrement de l’autre par le même. Aujourd’hui, dans une situation « autrement catastrophique« , il nous faut simplement accélérer le processus de compréhension en le confrontant au réel de la planète. Contrairement à beaucoup d’ergoteurs sur ce sujet j’affirme que le réel de la planète est ultimement simple : une lutte pour la préservation des biens dans une situation de pénurie croissante. Ce sont simplement les hommes qui refusent d’entendre cette simplicité là qui enfument l’officine. Ceux qui refusent de l’entendre et ceux qui y ont intérêt. On ne blâmera pas les seconds mais les premiers pour mieux combattre les seconds.
- Ce qui est stupéfiant dans les lectures et relectures sur le 11 septembre 2001 c’est que la critique, au lieu de se tourner contre ceux qui ont intérêt à créer les conditions d’une guerre indéfinie, s’en prend spontanément à ceux qui les combattent. Il y aurait en eux quelques coupables pathologies, quelques déviances, mieux, une naïveté tenace. Ceux qui n’ont aucun intérêt à la catastrophe, ceux qui seront les premiers frappés, deviennent les alliés objectifs d’un « système » qui leur échappe. Le ressort de cette défense c’est justement la volonté de préserver une forte intégration dans le « système ». Nombreux sont pourtant les individus, les ladres qui, dans un coin, confessent qu’ils ne parlent pas de leurs doutes sur la version officielle du 11 septembre 2001 par peur du ridicule, par peur d’être vus comme des « complotistes », plus comique encore, comme des « négateurs ». « Négateurs » de quoi ? De la parole de Bush, du Rapport de l’administration américaine, du speaker de TF1, du journal du dimanche ? De l’histoire ? Quelle histoire ? Ne pas en parler au travail, entre amis, en vacances, en familles pour ne pas se sentir exclu de cette communauté « intégriste ». Désintégré. Permanence d’une anticipation sur les réactions d’un ensemble imaginaire dont les contours sont chaque jour dessiné au crayon optique. Et on ose gloser sur la liberté d’opinion? Baudrillard lui-même, après sa mort, n’échappe pas à la règle tacite de nos sociétés malades du même : Jean Baudrillard dérive. C’est pourtant le contraire qui est vrai. Pour ne pas avoir suffisamment dérivé, Baudrillard fut rattrapé par l’objet de sa critique. Ce qu’il nomma la revanche du cristal. Peut-être que Baudrillard, penseur des années 70 ayant remarquablement saisi l’effondrement en cours, ne pouvait pas aller plus loin. La nécessité qui poussait sa pensée n’était pas la même qu’aujourd’hui. Pas assez forte.
- Les imbéciles croiront longtemps que la pensée est une affaire de décision, de choix, de liberté. Une affaire d’ego. Un ladre peut faire de l’ego son premier moteur, non par décision égotiste, mais par nécessité. Il y a une nécessité non égotiste de l’ego. Je n’ai pas d’autres choix que de placer l’ego, autrement dit ma pomme, au firmament, autant dire en sous-sol, de l’édifice sablonneux. En écho, nous n’avons pas d’autres choix aujourd’hui que de faire du 11 septembre 2001 une expérience cruciale pour la pensée en tant que le devenir de ce crime de masse révèle expérimentalement la puissance « intégriste » d’une société qui prétend combattre ce qu’elle désigne non sans humour par le terme « intégrisme ». Vis-à-vis de Baudrillard nous nous situons plusieurs nécessités plus loin et c’est en effet beaucoup plus difficile… en apparence. En « apparence » car plus la catastrophe se précise moins le travail est coûteux, plus l’effort rejoint sa nécessité. Certainement pas pour le progrès de la Science comme s’en réclament quelques tâcherons qui se contentent pour vivre des honneurs des boiseries. Certainement pas non plus pour le progrès de la philosophie (ou de la contre-philosophie, à ta guise) ou de tout autre étiquetage. Si la réalité devient intégrale c’est au prix de mon intégration, autant dire de ma négation. Si toute intégration est une négation seule une négation plus violente encore pourra lui résister. Baudrillard entrevoyait certainement cet horizon.
- Le déni du 11 septembre 2001 est l’effet nécessaire d’une société intégriste. La question n’est jamais de savoir si la liberté l’emportera sur la nécessité, question typiquement idéaliste. Nécessité de l’intégration totale contre nécessité d’une résistance individuelle : l’issue de ce combat reste encore indécidable. En marge, je renvoie le papier de Delacampagne à ce qu’il est, le symptôme d’une compromission avec une nécessité qui me nie.
……….
18 mai 2008